Chronique Vivre: 10h jeudi matin

Publié le 12 novembre 2015
Illustration: Malcolm Reid
Illustration: Malcolm Reid

Par Malcolm Reid

Au début de l’école secondaire, on a essayé de me faire visualiser un haut-fourneau, où se fabrique l’acier. Je me souviens de Monsieur Webster, prof de géographie. Il dessinait sur le tableau vert la coupe de ce grand fourneau et de ses ingrédients, qu’on trouvait, nous disait-il, dans les usines d’Hamilton ou de Pittsburgh. « L’acier est la base de notre société industrielle, nous disait-il. Sans acier on ne peut rien construire. »

Et pourtant, à ce jour, je n’ai jamais vu un haut-fourneau de mes yeux. Je prends l’acier pour acquis, comme je l’ai toujours fait. Pour aller plus loin dans mon appréciation de l’acier, il fallait que je m’intéresse aux travailleurs et aux mineurs qui le fabriquent, les Métallurgistes-unis d’Amérique. Et que j’esquisse un livre sur leurs grèves, leurs vies, leurs rêves.

LE ROMANCIER NICOLAS DICKNER s’est intéressé aux gros conteneurs rectangulaires (en acier !) dans lesquels on transporte les produits, dans notre monde mondialisé. Ces boîtes le fascinent, dès son adolescence, vers 1999, à Rivière-du-Loup. Et dans son roman Six degrés de liberté, il en parle, il en parle, il en parle. Il bâtit une histoire autour de cette technologie. Six degrés de liberté fait courir les jeunes lecteurs, la génération pack-sack. Ces lecteurs ont déjà aimé Nikolski, son premier succès, et Tarmac, le suivant. Nicolas Dickner est un peu le romancier du jour. Et, le connaissant depuis longtemps, d’une amitié chaleureuse même si elle n’est pas proche, j’essaie de lire son output. Je suis plongé dans les 381 pages de ce roman narquois, mais pas réellement cynique, au moment d’écrire ceci. Un écrivain s’adresse à tous, non ? Mais il y a un plaisir spécial quand tu connais l’écrivain, un va-et-vient entre lui, et sa voix sur la page.

Je suis en train de me demander si ce ton de voix que Nicolas Dickner a, pour raconter une histoire, va amuser jusqu’à loin dans l’avenir, et devenir classique. Dans une causerie que l’auteur nous a faite à la Bibliothèque Gabrielle-Roy au printemps dernier, il nous a confié son grand amour pour l’américain Kurt Vonnegut Jr, récemment décédé. Moi aussi j’aime Abattoir 5 de Vonnegut, et Jailbird. J’aime le ton narquois de Vonnegut, et j’estime qu’il est devenu classique. Sa narquoiserie questionne bien les États-Unis et leur capitalisme caramel.

Nicolas aussi a compris qu’il pouvait faire respirer un roman sur les conteneurs seulement en parlant des gens autour des conteneurs. Son histoire nous présente trois jeunes Québécois qui sont mal à leur aise dans le capitalisme caramel. Nicolas Dickner est un féministe. Il fait la part belle à ses héroïnes. Dans ce livre, il y en a deux, Lisa et Jay. (Il y a aussi le mâle, Éric, plus terne.) Lisa est idéaliste. Elle dit : « On vit une époque de cul où toutes les inventions extraordinaire finissent par devenir insignifiantes. La technologie devrait, je sais pas, repousser les limites de l’expérience humaine. Non ? » Jay est plus cynique, elle est une hacker qui a été forcée de devenir détective anti-hacker. Elle traque un conteneur perdu appelé Papa Zoulou. Et au fond, je trouve qu’elles sont toutes les deux la même héroïne, la Fille Libre des Années 2000, que Nicolas aime. Le romancier, avec ces trois personnages, me frappe comme un homme de gauche atteint de pessimisme. Qu’est-ce qu’on peut faire, semble-t-il dire. (Éric, chum de Lisa, il le dessine comme un gars collé à la maison, à sa mère, à l’ordinateur qu’il aime indûment.) Ses deux héroïnes ne se connaissent pas, je sens qu’il va les faire se rencontrer à la fin. Des secrets seront révélés. Je sens que ces secrets vont me décevoir. J’ai peur de ça. L’héroïne de Dickner qui est la vraie Fille des années 2000, est celle de son précédent roman, Tarmac. Elle s’appelle Hope Randall. Ah, que j’aimerais que tu te pointes à la fin de ce roman, chère Hope, un livre de David Suzuki sous le bras !

10h, vendredi matin

J’ÉTAIS RENDU À LA PAGE 303 du roman quand j’ai écrit ça. Maintenant je ferme le livre à la page 381, la dernière page. L’écrivain Dickner finit avec brio, et j’embrasse davantage son histoire. Hope Randall, de Tarmac, ne se pointe pas. Mais Lisa, l’héroïne de ce roman, se secoue. Elle repousse un peu les limites humaines. Mais quand même, Nico mon pessimiste ! Six degrés de liberté ce n’est pas beaucoup de liberté.

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