Saint Matthew, la nuit

Par Gilles Simard
Publié le 17 juin 2024
L’église Saint-Matthew sur la rue Saint-Jean. Photo: Gilles Simard

Chez Malcolm, rue Saint-Gabriel, dans le haut du quartier Saint-Jean- Baptiste, à Québec, de joyeux comparses avaient abondamment fêté l’arrivée du solstice d’été. Ça avait été enchanteur comme soirée alors que chaque convive s’était fendu d’un petit numéro. Geneviève avait raconté une légende du Wendigo, Zoé récité des poèmes de Poe et le grand Marc lui, s’était payé d’un furieux Finnegan’s Wake à la santé de l’Irlande. Légèrement ivre, François, qui commençait un nouveau travail de jardinier le lendemain, quitta à regret vers les onze heures, lui qui allait bientôt connaître la plus étrange, la plus fantastique aventure de sa vie !

Au dehors, le temps était doux et une pleine lune striée d’orange roulait dans un ciel partiellement nuageux. Sur Saint-Joachim, à la hauteur du vénérable cimetière Saint-Matthew, François vit que des plaisantins avaient aménagé une passerelle de fortune pour franchir la grille l’entourant. Pris d’une lubie, le gaillard enjamba l’obstacle et se fondit dans le carré de verdure, véritable oasis de paix gardée depuis des siècles par un régiment de pierres tombales annonçant les centaines de sépultures souvent enterrées les unes sur les autres, faute de place au XIXème siècle.

Vautrés un peu partout dans les hautes herbes ou coulés derrière les monuments blafards, des habitués se passaient le joint et la canette de bière en ricanant. François gagna le gros tombeau de la famille Wood, au centre de l’enclos, une planque où il allait souvent rêvasser, manger et méditer, du temps où il travaillait à un projet de restauration du cimetière protestant. De là, il aimait s’emplir les yeux des belles formes de l’édifice et dialoguer avec son arbre préféré, côté sud à côté de la tombe des Bell, un gros orme d’Amérique centenaire qui trônait majestueusement parmi la vingtaine d’espèces peuplant la nécropole.

L’expression s’en mettre plein la vue lui seyait d’ailleurs parfaitement puisque François était synesthète depuis tout jeune et que certaines couleurs, certaines odeurs ajoutées à certains reliefs, lui procuraient une joie inexplicable qui se transformait souvent en épiphanie des sens. Et ce soir-là, elle en jetait la petite église Saint-Matthew avec sa tour-carillon toute illuminée bordée d’écoinçons blancs, sa délicate flèche et ses murs-pignon découpant crânement la noirceur. C’était une bâtisse à l’architecture néogothique de style early english, qu’on avait brillamment recyclée en bibliothèque publique et rebaptisée du nom de Claire Martin, une écrivaine québécoise reconnue et primée, longtemps résidente du quartier.

La rue Saint-Jean était toujours aussi animée et dissimulés derrière un contrefort, deux amants s’embrassaient langoureusement tandis que plus loin, sur Saint-Augustin, devant le bar Drague, une marée de têtes humaines s’agitaient convulsivement au son d’une assourdissante musique techno ; on aurait dit une danse incantatoire, un sabbat nocturne auquel d’incessantes lueurs stroboscopiques venaient accentuer le côté animal et primitif.

François pissa copieusement sur la tombe des Bell puis gagna discrètement l’entrée principale où il constata avec surprise que le pêne de la serrure de la porte du tambour était sorti de sa gâche, résultat d’un quelconque vandalisme. Intrigué, le jardinier glissa sa main dans l’interstice et la lourde pièce de bois et de fer forgé s’ouvrit. Fébrile, l’intrus accéda ensuite à une sorte de tableau de bord où grâce aux instructions, il put à la fois désinstaller le système d’alarme et baisser le degré d’éclairage de l’édifice.

— Ben voilà, jubila-t-il, un peu effrayé par sa propre témérité après avoir franchi le portillon. Pas besoin d’être Arsène Lupin pour pénétrer dans le saint des saints !

Était-ce dû à l’effet de l’alcool, au lourd silence ou à cette curieuse lueur bleutée qui floutait les contours du mobilier désacralisé ? Toujours est-il que François se sentit littéralement transporté par l’impressionnant décor qui s’offrait à lui. La voûte lambrissée de bois rougeâtre pareille à une barque géante renversée, les puissantes ogives murales, les deux enfilades de lanternes veillant fidèlement sur les milliers de livres en dormance, bref, que ce soit vers l’escalier-tournant de la tour-carillon, les fonts baptismaux de pierre et de bois, la verrière Butterbush du chœur, le jubé en bois de chêne, les rosaces à quatre-feuilles ou les oculi trilobés, partout où l’œil se posait, ce n’était que délicatesse et harmonie, bon goût et sobriété dans l’agencement des formes et des matériaux. Pour ajouter au charme, alignés sous les chambranles moulurés et constituant une éclatante frondaison de couleurs gazouillant entre elles, deux séries de vitraux proposaient chacun leur lumineux épisode de Jésus en Terre Sainte. Il y avait quelque chose de solennel et rassurant dans cette mosaïque de verre chatoyant aux coloris doux et mélancoliques, quelque chose, un tutoiement spirituel et mystique qui allait droit au cœur et qui tira des larmes de joie à notre visiteur impromptu.

Un coup bien repu, l’homme continua vers le transept où il finit par s’écraser dans un fauteuil, face au chœur, un endroit où il venait de temps à autres lire des bandes dessinées et méditer tout en fixant l’autel et la chaire de marbre blanc et doré qui lui rappelaient ses lointains cadeaux de première communion : crucifix de plastique, cœurs sanguinolents et autres babioles pieuses.

Mis à part le léger ronronnement des chaudières du sous-sol qui s’ajoutait au frou-frou des hélices de ventilation du plafond, tout était calme et paisible à l’intérieur de l’ancien temple protestant. Bercé par cette ambiance feutrée, son cerveau bien imbibé, l’improbable pèlerin finit par s’assoupir. Au milieu de la nuit, une forte odeur de goudron et de sel marin commença à monter du sous-sol et des bruits de métal raclé se firent entendre. À peine avait-il ouvert un œil que François vit jaillir du fond du chœur une émanation vaporeuse qui se transforma bientôt en une hideuse créature à trois têtes branlantes et grimaçantes qui avançait droit sur lui.

— Nous sommes Bell, Beatson and Munn, fit d’une voix rocailleuse l’abomination qui se planta devant le jardinier ahuri. Nous sommes d’honnêtes bâtisseurs et armateurs de navires et nous vous sommons de vous excuser, monsieur !

— M’excuser ? Mais de quoi donc ? demanda le jardinier qui ne pouvait s’empêcher de comparer la grotesque chimère au Cerbère de la mythologie grecque.

— Tantôt, misérable, vous avez odieusement pissé sur notre dalle, tonna la monstruosité tricéphale.

— Ben, voilà, c’est fait, je m’excuse … Quoi d’autre, maintenant ? ! crâna un François aussi bravache qu’on peut l’être quand on sait qu’on rêve et qu’il n’y aura pas vraiment de conséquences.

— Du fait de notre réputation des plus honorables, enchaîna la figure centrale – la plus horrible du trio — nous croyons avoir droit à une paix juste et éternelle. Or il se trouve que dans cet enclos, c’est le «free for all» ! Le bordel ! Plusieurs de nos pierres tombales sont illisibles, certaines sont graffitées, d’autres sont mangées par les arbres et pire encore, les chiens, les chats, les humains, vous-même tantôt, on nous pisse dessus et d’aucuns dépravés vont même jusqu’à copuler sur nos tombes. C’est intolérable, monsieur, hurla le Trois-Têtes en agitant sa canne à pommeau d’or sous le nez du fêtard. IN-TO-LÉ-RA-BLE !

Éveillé en sursaut, François baigna un long moment dans le clair-obscur de ce cauchemar. Autour de lui pourtant, le mobilier d’église, les étagères de livres, les ornements, le coin des tout-petits, tout était tranquille et mis à part le bruissement de la ventilation, un calme lunaire régnait. Certes, il y avait cette insidieuse et bizarre odeur de goudron et de marée qui imprégnait l’air, mais quoi de surprenant quand on sait qu’on a le nez dérangé à cause d’une foutue « Covid longue » ?

Encore tout engourdi, François se leva, fit quelques pas, alluma un joint dont il inhala goulument Droit de parole Juin-Juillet 7 quelques bouffées, et sans plus de cérémonie, il replongea dans une apaisante torpeur. Rêve ou réalité, peu de temps après, le dormeur tressaillit en apercevant devant lui deux curieux personnages qui le fixaient ardemment. C’était une petite femme sans âge qui sentait bon la violette et dont le visage était constellé d’affreuses taches noires, tandis que derrière elle remuait un grand garçon dégingandé dont l’énorme tête rousse reposait vilainement sur son épaule, un peu comme un pendu qu’on viendrait de décrocher.

— Z’auriez pas vu mes deux petites filles, monsieur le jardinier ? demanda la dame d’une voix implorante. Hélas, depuis qu’on m’a déménagée avec les deux cents autres au cimetière Mount Hermon, à Sillery, je n’ai plus de nouvelle de mes bébés qui reposent toujours ici.

— Mais qui diable êtes-vous donc ? s’enquit l’assoupi.

—Je suis Lily Brown, répondit la femme dont les grandes orbites creuses étincelaient, ex room maid dans les maisons de vie du faubourg. Hélas, je suis morte de la « fièvre des navires », juste avant le grand incendie de 1845, et c’est ici qu’on m’avait enterrée avec mes deux petites filles emportées elles aussi par l’épidémie. Lui, continua-t-elle en désignant le garçon qui clignait affreusement des yeux, c’est Eugene Warner, un sonneur de cloches muet qui s’est cassé le cou dans l’escalier de la tour Saint-Matthew et qui revient pour le firing de carillon de la Saint-Jean-Baptiste. C’est un esprit frappeur et mélancolique ! 1

— Ma grande foi du bon Dieu, commença François en se grattant la tête. Si je m’attendais …

— Leave The Lord out of it ! glapit soudain une autre entité brumeuse qui arrivait depuis la verrière du chœur en tourbillonnant dans les airs. C’était une femme sans âge dont l’air sévère était accentué par une robe à tournure pourpre, un châle-pèlerine et un chapeau à voilette noir. À ses côtés, elle aussi en suspension, se tenait une autre citoyenne, engoncée dans son ensemble jupe, bonnet et tablier de toile, typique des classes populaires.

— « N’invoquez pas le Bon Dieu, répéta la mégère. Il est déjà assez occupé comme ça avec les mécréants de cette ville et les dégénérés d’à côté, les sodomites du pub Drague », gémit-elle.

— Et peut-on savoir qui vous êtes ? lança François mi-amusé, mi-curieux.

— Nous sommes Caroline Spafford et Caroline Lamb, toutes deux membres de la très honorable Ladies Benevolent Society et rappelées à Dieu par l’épidémie de choléra, annonça la dame pourpre d’une voix pincée. Nous sommes de bonnes chrétiennes et nous avons toujours pris bien soin des orphelins, des veuves et même des … des femmes de mauvaise vie, jeta-t-elle en regardant dédaigneusement Lily Brown qui s’était placée derrière le sonneur. Believe me, nous avons amplement mérité de reposer bien tranquillement au cimetière, but …

— Mais ?

— Nous n’en pouvons plus de la Babylone d’en face, monsieur le jardinier-régisseur. Le bruit infernal, le spectacle de ces hommes qui s’embrassent et qui forniquent entre eux, pires que des animaux en rut ! — Alors ? interrogea François que la chose amusait malgré lui.

— Alors, nous voulons être transférées au Mount Hermon Cimetery, avec les autres, proféra-t-elle en s’avançant sur l’homme. N’est-ce pas que vous allez intercéder pour nous en haut lieu ? N’est-ce pas ? grogna-t-elle en saisissant François par les épaules. N’est-ce paaaaaas ? ! Abasourdi, François finit par émerger, mais au lieu d’une grenouille de bénitier anglaise, c’était une petite femme de ménage à sarrau vert qui le secouait doucement.

— Al-lez, mon-sieur ! le pressait la dame à chignon et lunettes, faut y aller avant que les employés arrivent.

— Que … Quoi ? Les employés ? balbutia le drôle qui essayait vainement de reprendre ses esprits.

— Oui, le personnel de la bibliothèque, reprit la femme d’entretien en fronçant les sourcils. Vous savez, avec la porte défoncée, si je n’ai pas appelé la police mon ami, c’est bien parce que je vous connais.

— Vous, vous me connaissez ? bégaya l’autre.

— Mais oui : vous avez déjà travaillé dans l’enclos, et vous venez régulièrement vous asseoir ici pour lire des bandes dessinées, expliqua-t-elle en maniant habilement chiffons et chaudière de sa main-prothèse rigide et luisante, typique des amputés.

— Ce chignon, ces lunettes, plus je vous regarde, plus je pense vous avoir déjà rencontrée moi-aussi. Rue St-Jean ? Le Faubourg ?

— Ah, mon cher monsieur ! Que peut-il nous arriver de pire que d’être ce que nous sommes, fit la dame avec un bon sourire. Je suis Claire Martin et cette bibliothèque est un peu mienne, figurez-vous donc ! 2

— Bien sûr, ricana François en se dépliant. Et moi je suis Saint-Mathieu, grand patron des collecteurs d’impôts !

— Dites-donc vous, là, monsieur l’amoureux des formes, grinça la femme dont le visage s’allongeait démesurément. « Question politesse, ça vous dirait d’avoir ma grosse main de fer sur votre petite gueule de velours ? »3

François esquiva de justesse la pince d’acier rutilante et c’est en hurlant qu’il s’éveilla. Pour de bon, cette fois. Il était temps. Partout autour, la nef flambait !

Fort heureusement, le feu qui s’était déclaré à l’intérieur de l’ancienne église Saint-Matthew ne fit que des dommages mineurs. Néanmoins, les médias tinrent à souligner l’intervention « miraculeuse » d’un bon samaritain qui, après avoir été vu maniant furieusement un extincteur, s’était ensuite silencieusement esquivé. Un héros de l’ombre pour sûr !

Plus tard, en pleine canicule, ce fut le bar Drague qui flamba comme une torche. Qu’à cela ne tienne, deux jours après l’incendie, les propriétaires annoncèrent la reconstruction d’un plus gros édifice avec une scène extérieure encore plus volumineuse que la première. On allait en mettre plein les oreilles. « Assez pour réveiller les morts ! » se vantait-on.

Ensuite, fin-juillet, ce fut au tour du cimetière Saint-Matthew d’encaisser deux jours durant des pluies diluviennes et des vents féroces qui provoquèrent des bris d’arbres et des effondrements de terrain. Dans la partie ouest, stupeur ! Deux petits cercueils d’enfant refirent surface, alors que près de la rue Saint-Jean, à l’entrée, c’est la plus vieille tombe au Canada, celle de l’officier écossais Alexander Cameron qui fut éventrée. Évidemment, tout ce beau monde, y compris les sépultures des deux Caroline Spafford et Lamb, elles aussi très amochées, allait être réenterré en lieu sûr, soit au cimetière Mount Hermon, à Sillery.

Hasard ou synchronicité, François, lui, que la ville avait réassigné au cimetière Saint-Matthew, passa une partie de l’été à réparer les dégâts causés par les intempéries. Seulement, bien qu’il eût pratiquement tout oublié de son abracadabrante nuit, il n’arrivait toujours pas à s’expliquer les visions fulgurantes qui l’envahissaient en s’approchant de certaines tombes, notamment celles des armateurs Bell, Beatson and Munn. Et puis, il y avait cette odeur, cette bizarre odeur de goudron et de marée qui flottait en permanence autour de leur carré. Mais qu’est-ce que tout ça voulait dire ? Plus mystérieuse encore, cette carte postale jaunie par le temps et sentant la violette qu’il reçût un beau jour chez-lui : c’était un carton couleur sépia représentant la rue Saint-Jean au XIXème siècle, sur lequel étaient laborieusement écrits les mots : You are a brave man. Tanks ! LILY ! Tout ça lui disait quelque chose, mais quoi donc ? ! QUOI ?

1 Fièvre des navires : Le typhus, la rougeole, la petite vérole ou la dysenterie étaient ainsi nommés au XIXe siècle.
2 Citation de l’auteure Claire Martin, Les Morts (1970).
3 Allusion à son livre, Dans un gant de fer; la joue gauche (1999)

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