Dans ce roman qui emprunte au polar et à la dystopie, Mélikah Abdelmoumen montre avec brio que le littérature engagée a encore et toujours sa place.
Dans le monde de l’information, qui bat au rythme d’un « empire médiatique tentaculaire multinational » fondé par le millionnaire (devenu milliardaire) Gérald Bonnefoy, qui fut aussi l’omnipuissant maire de Petite-Ville, Simon James fait figure d’oiseau rare. Intègre, intelligent, talentueux, il dénonce sans relâche les injustices sociales et la corruption, que celle-ci vienne de la classe politique ou des gens d’affaires, et ne travaille que pour des médias indépendants. Il a acquis un statut de journaliste vedette qu’il n’a pas cherché et a de nombreux ennemis, à commencer par le commentateur polémiste Renaud Michel, icône de Bonnefoy Média.
Puis survient l’impensable : Simon James est retrouvé mort, assassiné. Comme il était noir, l’hypothèse d’un crime raciste n’est pas exclue, d’autant que le climat social, dans la région, est tendu et toxique. On pense aussi à des illuminés qui auraient pu être un peu trop influencés par les discours réactionnaires de Renaud Michel. Par ailleurs, le journaliste enquêtait sur des sujets à la fois sensibles et susceptibles de compromettre bien des gens importants. C’est sans compter, enfin, la rumeur voulant que Simon ait laissé un journal personnel qui pourrait être « la clé » et sur lequel la police fondera beaucoup d’espoirs pour résoudre le crime.
Les événements nous sont racontés par Mia Saïd, la sœur adoptive de Simon. Tous deux ont été recueillis, enfants, par Annick Mesplède, une travailleuse sociale. Simon vivait dans la « Zone » de Petite-Ville : une banlieue pauvre (« pauvre » étant ici un euphémisme) que les pouvoirs publics parviendront à démolir après quelques décennies d’efforts. Son père (un prof de français) et sa mère (secrétaire dans un cabinet médical) ont péri dans un incendie criminel resté mystérieux. C’est une grosse et sale affaire, en tout cas. Mais la saleté, ce n’est pas ce qui manque dans le monde mis en scène par Mélikah Abdelmoumen.
Ce monde qu’imagine l’écrivaine (née à Chicoutimi, comme son nom ne l’indique pas) est un « État fédéral » dont la capitale s’appelle Chieftown. Les villes, grandes et petites, sont entourées de « Zones d’Unités d’Habitation Sociale » qui abritent des populations désargentées auxquelles les divers paliers de gouvernement ont cessé de s’intéresser depuis longtemps. Lorsque commence le récit, les habitants des Zones sont condamnés à vivre dans des conditions exécrables. La situation qui y prévaut, explosive, offre un terreau fertile au populisme et à l’intolérance d’un Renaud Michel.
On sait quels effets délétères ont les GAFAM (Google, Apple et compagnie) dans la vraie vie, et les dangers des GAFAM sont très certainement l’un des grands thèmes du livre. Mais ce roman qui emprunte au polar et à la dystopie, comme le suggère l’organisation sociale présentée ici, est aussi une réflexion puissante sur ce que notre monde est en train de devenir. Simon James avait réussi à mettre au jour les rouages d’un système complètement corrompu qui se maintient entre autres grâce à la désinformation, à l’ignorance et à l’indifférence face à une grande tragédie comme la grande pauvreté. Et c’est ce qui l’aura tué.
Mélikah Abdelmoumen, Petite-Ville, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014, 305 p.