Pataphysique de guerre

Par Francine Bordeleau
Publié le 18 avril 2024
Shehan Karunatilaka, Les Sept Lunes de Maali Almeida, Paris, Calmann-Lévy, 2024, 450 p.

Avec Les Sept Lunes de Maali Almeida, son deuxième roman, l’écrivain sri-lankais Shehan Karunatilaka flirte avec le réalisme magique pour raconter la guerre civile qui a dévasté son pays natal de 1983 à 2009. Résultat : un récit touffu et absolument passionnant.

Nous sommes en 1990 à Colombo, capitale du Sri Lanka. Un beau matin, le photographe de guerre Maali Almeida se réveille… mort! Le voilà plongé dans un endroit bizarre nommé « l’Entre-Deux » où errent des nuées de défunts transformés en goules ou en démons. Une femme aux allures d’employée de bureau (qui est une prof d’université assassinée) lui apprend que son cadavre a été jeté dans le lac Beira, qui traverse la capitale. Quand, comment, pourquoi est-il mort? Le principal intéressé ne se souvient de rien. Il se voit alors offrir sept lunes (soit sept jours) pour résoudre l’énigme de sa propre fin.

Maintenant qu’il est devenu un fantôme, Maali peut se jouer de l’espace-temps. C’est ainsi qu’il revisite les lieux et les moments clés de sa courte existence de trentenaire jouisseur porté sur le jeu, les substances illicites et les beaux garçons. Homosexuel caché (en principe), il avait un « amour interdit » qui était aussi le fils du « seul membre tamoul du gouvernement ». Engagé au cœur de la tourmente de par son métier, il a croisé la route de policiers véreux, de politiciens corrompus, de tortionnaires au service de l’État, de marchands d’armes, de sympathisants des Tigres tamouls… Enfin, il a pris des masses de photographies qui témoignent des atrocités de la guerre et qui sont incriminantes pour toutes les parties impliquées.

On pourrait donc dire de Maali Almeida qu’il vivait dangereusement, que plusieurs, appartenant à des camps divers, voulaient le voir disparaître, et que la liste des suspects est longue.

Virtuosité

Shehan Karunatilaka réalise ici tout un exploit. D’abord, il est rarissime que des écrivains se hasardent à mettre en scène un protagoniste enquêtant sur sa propre mort! Un polar campé dans l’au-delà, en somme! Or cette prémisse, aussi farfelue et fantaisiste soit-elle, fonctionne parfaitement. Qui plus est, le roman est écrit à la deuxième personne du singulier (au « tu ») : une forme narrative qui peut s’avérer lourde, mais que Karunatilaka maîtrise avec brio.

Le Sri Lanka, île du sous-continent indien, est assurément un pays que les Occidentaux connaissent très mal, malgré la célébrité de l’un de ses ressortissants, l’écrivain Michael Ondaatje, arrivé au Canada dans les années 1960. Tout comme sont méconnus les éléments de folklore, de mythologie, de croyances religieuses et bien sûr de politique qui constituent l’armature du récit.

Mais l’inventivité et le cynisme de Karunatilaka, l’étonnant mélange de genres (polar, réalisme magique, réalisme tout court…), l’amalgame de personnages fictifs et de figures historiques forment un composé irrésistible. C’est sans compter que dans notre monde en guerre(s), dans notre monde en proie aux conflits claniques que l’on sait, le roman a une résonance éminemment actuelle. Le livre de Karunatilaka a été couronné du prestigieux prix Booker en 2022. Avec raison.

 

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