La nuit américaine

Par Francine Bordeleau
Publié le 18 février 2024
Russell Banks, Le royaume enchanté, Arles, Actes Sud, 2024, 394 p.

Dans son ultime roman, Russell Banks, géant des lettres étatsuniennes mort en janvier 2023, s’emploie au déchiffrement de ce pays bizarre qui nous sert de voisin. Intense et brillant.

Floride, 1 971. Harley Mann, ancien magnat de l’immobilier aussi riche que solitaire, entreprend, à l’âge de 81 ans, de raconter sa vie. Ce qui l’y pousse, l’élément déclencheur, c’est la toute récente inauguration du « Magic Kingdom » de la compagnie Disney, à Orlando. Mann y a été convié puisque c’est de lui que Disney a acquis les terrains nécessaires à l’érection de son méga parc à thème.

Notre homme, donc, se raconte (à un magnétophone). Il est né au sein d’une famille nourrie d’idéaux utopistes mais misérable qui doit s’exiler dans une plantation de la Géorgie pour survivre. Le père meurt avant le départ. La mère et les cinq enfants seront fort heureusement sauvés de conditions d’existence abjectes (de ce que Mann appelle un « esclavage virtuel ») par un certain John Bennett, un homme séduisant et rassurant qui est aussi à la tête d’une communauté shaker établie en Floride.

Aux États-Unis, les Shakers ont connu leur apogée vers 1 850. Il s’agit d’une secte (réelle) à la fois ultra-puritaine et égalitariste, et ses membres doivent se soumettre à une abstinence sexuelle absolue. Le profit et le prêt d’argent sont interdits. La communauté que dirige l’Aîné John possède néanmoins des terres. Beaucoup de terres et celles-ci, vous l’aurez peut-être compris, sont à l’origine de la bonne fortune du narrateur.

La trahison de Judas

Le jeune Harley a trouvé avec l’Aîné John un père de remplacement (thème récurrent chez Banks que celui du père). Mais il n’est pas croyant et n’entend pas devenir Shaker. Les relations avec les autres membres de la communauté, à commencer par John, se teintent donc d’une certaine hypocrisie. Les choses se corsent encore plus lorsqu’une certaine Sadie, phtisique incurable, fait son apparition. Le drame couve, et prendra des proportions inattendues. Harley Mann, narrateur à qui on évitera de donner le bon Dieu sans confession, reconnaîtra au moins avoir été « la cause matérielle, formelle, efficiente et finale de la chute d’un royaume enchanté et de la croissance d’un autre ».

Cet autre royaume, c’est bien sûr Disneyland, érigé sur des terrains achetés à vil prix par un homme qui croyait aux contes de fées. Les deux royaumes (le premier étant celui des Shakers) semblent finalement interchangeables pour le magnat Harley Mann. Lui-même s’est enrichi après avoir trahi les siens. Il n’était pas moins hypocrite que les Shakers. Avait-il des principes, une morale ? Rien n’est moins sûr tant il se montre perfide. Et c’est peut-être pourquoi il ne se formalise pas trop d’avoir été (jusqu’à un certain point) dupé par une grosse compagnie telle que Disney.

«Dans des conditions de vie dégradantes, il n’y a pas de solidarité » : voilà l’un des principaux enseignements qu’aura tirés le jeune Harley de son cauchemardesque séjour sur la plantation évoquée plus haut. Constat désenchanté sans doute, mais à méditer encore et encore.

 

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