L’argent du monde

Par Francine Bodeleau
Publié le 20 septembre 2023
Herman Diaz, Trust, Paris, Éditions de l’Olivier, 2023, 394 p. En librairie le 6 octobre.

Crise du logement, crise de l’itinérance, crise à l’épicerie… Ces crises d’aujourd’hui largement médiatisées, typiques du libéralisme économique, ne sont donc pas inédites. Hernan Diaz et Kevin Lambert offrent toutefois un éclairage inédit sur nos temps difficiles.

Avec Trust, son second roman, Hernan Diaz, né en 1973 en Argentine et installé aux États-Unis depuis 1999, a remporté le prestigieux prix Pulitzer 2023 de la fiction (ex-aequo avec Barbara Kingsolver) grâce à une proposition alléchante. De fait l’écrivain, qui met en scène un couple de New-Yorkais richissimes ayant bien profité du krach boursier de 1929, a su arrimer son propos, de nature politique, à une forme assez audacieuse qui emprunte à « l’effet Rashōmon ».

L’effet Rashōmon, concept désignant le fait que l’interprétation d’un événement varie selon les personnes impliquées, tire son nom du film japonais Rashōmon (Akira Kurosawa, 1950), dans lequel quatre versions différentes de ce qui est peut-être un meurtre sont soumises au jugement du spectateur. Trust se compose ainsi de quatre manuscrits ayant comme objet la vie (et la réussite éhontée) du tout-puissant financier Andrew Bevel.

Vérités et mystifications

Nous sommes dans les années 1930, durant la Grande Dépression, et Andrew Bevel n’a jamais été aussi riche. Le voici du coup malmené par la presse économique. D’aucuns l’accusent d’avoir joué un rôle décisif dans le krach de 1929. C’est sans compter le roman Obligations (qui est aussi le premier manuscrit de Trust) écrit par un certain Harold Vanner : plus un livre à clés qu’une fiction. « J’ai élevé la nation entière avec moi », se défend un Bevel qui entend clouer le bec à ses « calomniateurs » et qui, auparavant, aura réussi à faire disparaître toute trace d’Obligations des librairies et des bibliothèques.

Le financier se dévoile à Ida Partenza, la jeune femme qu’il a engagée comme rédactrice. La fille d’un anarchiste italo-américain installé à Brooklyn! Voilà qui est piquant ! Andrew Bevel est pour sa part un parfait émule d’Adam Smith (1723-1790), l’un des pères du libéralisme économique. « Le marché a toujours raison. Ceux qui essayent de le contrôler ont toujours tort », affirme donc cet ardent contempteur de la Réserve fédérale, institution (créée en 1913) qu’il qualifie de « machine à bourdes » et à laquelle il impute la responsabilité de la crise de 1929.

Mais Andrew Pevel a beau se délecter d’aphorismes que n’aurait pas reniés Benjamin Franklin, du genre  «Notre prospérité est la preuve de notre vertu », il était déjà ultrariche à la naissance, ce qui atténue grandement la portée de ses préceptes. Par ailleurs, la structure de Trust, soit quatre manuscrits concurrents (et quatre narrateurs) qui se répondent néanmoins, aide à garder une distance avec un personnage central prompt à « tordre la réalité » pour la faire coïncider avec ses desseins. Et au terme de ce magistral roman à tiroirs qu’est Trust, il se pourrait que l’on se mette à croire que la haute finance use de stratagèmes similaires à ceux de la littérature de fiction.

L’aristocratique architecte

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, Montréal, Héliotrope, 2022, 384 p.

La publication de Trust m’amène à parler de Que notre joie demeure, bien que ce troisième roman de Kevin Lambert soit paru à l’été 2022, car l’auteur originaire de Chicoutimi propose lui aussi une incursion chez les privilégiés de ce monde, par l’entremise d’une architecte vedette.

Céline Wachowski, 70 ans, est arrivée au sommet. Elle a réalisé des projets d’envergure mondiale et conçu des maisons pour le Tout-Hollywood. Elle a une série sur Netflix. Sa fortune se chiffre à cinq milliards de dollars. Architecte au style à la fois célébré et controversé, elle peut se targuer d’avoir laissé son empreinte à l’échelle planétaire.

Son seul regret : ne pas avoir réussi à « être ce nom qu’on associerait immédiatement à Montréal ». Or ce rêve est maintenant en voie de se concrétiser grâce à la multinationale Webuy, qui a choisi les Ateliers C/W, le cabinet de Céline, pour son siège social de Montréal. Las ! Le Complexe Webuy, implanté à proximité de La Petite-Patrie, n’a pas l’adhésion des habitants du quartier et naît dans la polémique. Dans le même temps, l’architecte, jusque-là enfant chérie des médias, voit son image ternie par quelques journalistes. C’est le début de la chute…

Est-ce naïveté? Reste que Céline Wachowski croit que l’architecture est « un art du peuple », qu’un bâtiment peut « inscrire un peu de beauté dans le quotidien des hommes et des femmes ». Mais la beauté ne s’offre pas gratuitement, elle a un prix que tous n’ont pas les moyens de payer. Cette donnée a peut-être échappé à notre héroïne, qui s’est élevée au-dessus des contingences des petites gens grâce à l’argent. Aussi peine-t-elle à comprendre pourquoi l’édifice en apparence si bien construit de sa vie est en réalité aussi lézardé et, pire encore, pourquoi elle est devenue subitement la personnification honnie du capitalisme sauvage et de l’élite mondialisée.

Critique sociale acerbe, Que notre joie demeure est servi par une écriture forte inspirée de Marie-Claire Blais et de son grand cycle Soifs. Densité et longues phrases sinueuses sont donc au rendez-vous.

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