Saint-Jean-Baptiste des Amériques

par Gilles Simard
Publié le 15 avril 2021
Les artistes participeront aussi à la contestation. Au Lieu, le collectif français Ne pas plier distribuera du « matériel de propagande ».

Pour souligner le vingtième anniversaire du Sommet des Amériques, Droit de parole publie un texte de Gilles Simard d’abord paru dans le Droit de parole de mai 2001. Récit d’une fin de semaine intense.

Le 672 Saint-Olivier, une maisonnée en plein cœur du tourbillon!… En dépit des nombreux signes avant-coureurs et malgré la fièvre qui échaudait un peu tout le monde, personne n’avait deviné que cette journée-là, le samedi 21 avril, allait être à marquer d’une croix. Personne, parmi les gens du Faubourg que j’avais rencontrés, n’avait osé imaginer que ce samedi-là deviendrait un samedi de légende urbaine.

Une journée à marquer au coin du tragique, du grandiose et de la démesure, au regard d’une répression policière nouveau genre et sans précédent, et d’une solidarité citoyenne à toute épreuve. Une solidarité qui s’est traduite, dans Saint-Jean-Baptiste, par une sympathie de tous les instants envers ces milliers de jeunes et moins jeunes manifestants antimondialisation qui, trempés, gazés, aveuglés, blessés, perdus, affolés, paniqués trouvèrent refuge dans ces maisonnées du cœur aux portes largement ouvertes vu les circonstances dramatiques. Des maisons-refuges, qui surgirent au rythme des chassés croisés de résistance et de répression, au hasard des rues et des ruelles d’un Faubourg Saint-Jean enfumé, catastrophé, devenu le théâtre surréaliste d’une indescriptible pagaille qui allait bientôt se propager dans Saint-Roch.

Mais, plutôt que de faire dans la dithyrambe et l’allégorie lourde, laissez-moi, pour illustrer l’ambiance entourant le propos, vous lire le journal de bord d’une de ces maisons-refuges. Il s’agit du 672, rue Saint-Olivier. J’y habite, avec entre autres le proprio Marc Boutin un militant de la première heure bien connu, et Éric, un jeune informaticien français. Incidemment, Camille et Félix, les enfants de Marc, ont classé le 672, il y a plusieurs années, sous la glorieuse appellation de « La maison des vieilles prostates militantes » !

9 h – Au rez-de-chaussée, il y a David Sloan et Adam Strange, deux jeunes militants adoptés de Woodstock, en Ontario, qui roupillent encore. Normal, ils ont passé une partie de la nuit au Scanner, la veille. La maison est pas mal bordélique. Normal ça aussi, compte tenu de toutes les allées et venues de la semaine. Mon frère Jeannot, venu de Montréal pour le Sommet des peuples; ma sœur Joanne aussi, venue de Hull pour entendre des conférences féministes et environnementalistes. Sur le répondeur, il y a un message d’Hélène Cauffope, la voisine-bobo qui, après avoir vu des images de Québec à la télé, se demande si sa maison est toujours debout – depuis Atlanta, où elle prépare une conférence, la pauvre Hélène devra se taper les images de CNN pendant trois jours.

9 h 30 – Au dépanneur coin Sainte-Claire, j’apprends de Gilles Boucher, le proprio, qu’il a fermé «officiellement » à minuit trente la veille. Ses ventes équivalent à une fois et demie une fête de la Saint-Jean. Wow ! Slavi, le dépanneur bulgare sur Sainte-Geneviève, a vendu tout juste un peu moins. Au retour, je fais un brin de jasette avec Jeff Trépanier, le voisin d’en face, au 645. Jeff est un peu en crisse contre les autorités de l’école primaire où va Mathieu, son fils. « Z’avaient qu’à le dire, s’ils voulaient se payer un congé. Z’avaient pas à prétexter la sécurité des enfants! » Puis, un autre brin de causette avec Alex Jobin, un résident du 694, lequel a hébergé pendant la nuit son voisin d’en bas, Steeve Paradis. Steeve s’est fait gazer son appartement. Le hic, c’est que son bébé de cinq mois et sa conjointe Julie s’en remettent mal. « Et mon appartement, dit-il, ressemble à Bagdad, au lendemain de la guerre du Golfe. »

10 h – C’est le temps d’acheter des disquettes pour remplir la caméra digitale du journal. Maintenant que je peux aller à ma guise dans le périmètre, j’entends bien en profiter. La veille, j’ai enfin obtenu mon accréditation officielle du bureau des médias. M’a quand même fallu, un peu comme le journaliste et professeur Pierre Mouterde, de Limoilou, faire une revue de ma vie devant les officiers Therrien et Laîné, de la G.R.C. La question était de vérifier que j’étais toujours un bon gars et que je n’avais pas d’intentions malheureuses à l’endroit du gratin du Sommet. Ben voyons ! Chemin faisant, je rencontre Mousse, un des doyens de Saint-Olivier. Béret rouge en coin, dope au bec, perdu dans son éternelle salopette bleue, Mousse qui ronchonne contre le Sommet me prend à témoin : « M’auront pas, les maudits Anglais !… J’ai fait la guerre de Corée, moi, môssieur ! Tu parles d’une maudite clôture de broche à vaches ! » Mousse est surtout en maudit parce que le périmètre lui interdit l’accès à ses p’tites bières du samedi matin, à la taverne Drague.

Coin Sainte-Geneviève et St-Jean, la rue semble tout à coup bien étroite. C’est cette photo qui avait fait la une du Droit de parole de mai 2001. Photo: Gilles Simard

10 h 30 – Alors que Félix arrive au 672, Marc et moi, on est en train de passer en revue les p’tits et les gros événements de la semaine du Sommet des peuples. Hormis la déclaration finale, on s’entend pour dire que c’est un succès bœuf. Pas surprenant que le maire L’Allier, et certain(e)s politicien(ne)s connu(e)s veuillent s’en accaparer des bouts (du succès). Pendant que Marc s’indigne du silence des pseudo-élites locales quant au périmètre, je me permets un long monologue intérieur sur les angoisses politico-maternalo-arrivistes de la députée de Taschereau, Agnès Maltais. À cause, surtout, de l’inqualifiable paranoïa dont elle a fait preuve à l’endroit des gens du Comité populaire Saint-Jean-Baptiste. « Non, c’est pas drôle de vieillir », comme dirait Clémence. Et c’est surtout que c’est pas très «brillant», venant d’une femme qui est censée avoir fait ses «classes» dans le secteur communautaire. Félix nous parle de sa rencontre avec Jello Biaffra, à l’îlot Fleurie. On évoque aussi le Sonnet des Amériques, une soirée de poésie réussie qui avait lieu la veille au Tam-Tam Café. À midi, la maisonnée a rendez-vous au Musée du Québec pour la grande manif. On doit y joindre mon frangin André et d’autres potes. David et Adam sont repartis en cavale. Une amie de la maison qui arrive tout juste de Kuujjuaq, Lisette, vient de s’annoncer avec sa gamine. Une atmosphère moitié carnaval, moitié 24 juin règne chez nous. Banzaï ! On part pour la manif ! Morituri te salutant ! Ceux qui vont mourir te saluent !

15 h 30 – Retour à la maison. C’était super, la manif. Je suis épuisé. La maison est pleine de voisin(e)s et d’ami(e)s surexcité(e)s. Marc est complètement ahuri par le trajet de la manif. Qui a décidé que ça finirait dans une « dompe à neige »? Les syndicats, la police?… Un groupe de cégépiens de Montréal s’arrête chez nous pour prévenir des parents, boire un coup et respirer un peu.

16 h – Sur Sainte-Geneviève, à trois pas, une dame fait pendre un boyau de sa fenêtre pour abreuver les passant(e)s. Près du dépanneur de Gilles Boucher, une dame a sorti sa réserve de citrons et des bidons d’eau. L’eau en bouteille, le citron, le vinaigre et les caméras jetables deviennent des denrées très rares dans les dépanneurs du quartier. Sur Latourelle, Anne Dupuis (une militante) et ses invité(e)s de Montréal reçoivent quantité d’aveuglé(e)s et d’assoiffé(e)s. Partout dans le Saint-Jean-Baptiste  des maisons ouvrent leurs portes (ou leurs fenêtres) aux manifestant(e)s qui commencent à affluer de partout. En face (au 665), des jeunes voisins qui fêtaient dehors en faisant jouer « The Wall » à la cantonade sont obligés de plier bagage, parce que l’air est devenu irrespirable à cause des gaz. Entre midi et quinze heures, j’ai dû prendre quelque deux cents clichés de toutes sortes. Je fonctionne sur l’adrénaline, à peu près comme tout le monde que j’ai rencontré. Arrivent chez nous des gens de Toulouse, New York, Dijon et Toronto. Ils ont tous soif. Y’en a une qui saigne du nez et un qui vomit. Welcome to Quebec City, les mecs! Découvrez la ville, son château, son périmètre et sa police !… À C.J.M.F, on parle de plus de deux cent cinquante arrestations. Félix revient à son tour avec trois amis, tous habillés de noir de pied en cap et prêts à monter aux barricades. C’est l’enfer dans le quartier et, comme dirait Satan Bélanger -ancien chanteur et proprio du Vinyl, sur Saint-Jean -, « Attaboy, on souffre ! »

A St-Jean et Sainte-Geneviève. Photo: Gilles Simard.

17 h – Sur Sainte-Geneviève (coin Saint-Jean), une centaine de jeunes bravent deux rangées de flics antiémeute, en faisant un sit-in silencieux. La caméra digitale suinte, j’ai chaud, tout le monde a chaud. Malheur à ceux qui n’ont ni masque ni mouchoir. Sur Saint-Jean, une sorte de faux prêtre vêtu à l’ancienne prêche à tour de bras contre la violence et le Black Block. Vision surréaliste !… Les manifestant(e)s (et probablement les flics aussi) sont bouche bée devant tant de prosélytisme.

Cette photo de Gilles Simard se méritera un prix à l’AMECQ en 2001.

La rue est engorgée. Y a du monde juché partout, sur les murs, les fenêtres, les lampadaires, les arbres, les toits. Un homme mûr (?) s’amène devant les policiers et baisse son pantalon. La face cachée de la lune apparaît. Ayoye ! Tous les paparazzis de service (moi y compris) se précipitent. Clic, clac, clic ! L’émotion est à son comble. Une vitre vole en éclats. Le p’tit con qu’a fait le coup détale sous les huées de la foule. Deux gars du Black Block tentent de l’intercepter… Manqué. Une jeune fille se détache et tend la main pour donner une fleur aux flics. Ceux-ci ne bronchent pas. La tension est palpable. Une femme devient hystérique. Pas loin, sur Claire-Fontaine, on entend les « powf powf » des bombes qui sautent aux cinq minutes. Finalement, les policiers tournent le dos à la fille aux fleurs et s’en vont un peu plus loin, sous les applaudissements d’une foule soulagée.

Il fallait être là au bon moment. Photo: Gilles Simard

18 h – Chez nous, il y a une vingtaine de personnes dans la maison. Ça jase fort, ça s’interpelle, ça téléphone, ça rit, ça chante, ça pleure et, des fois, ça applaudit. Camille Boutin me dit que c’est l’asile comme ça depuis une heure. Tant mieux ! Plus on est de fous, plus on rit, c’est connu. Deux jeunes de Saint-Sauveur débarquent en demandant si c’est bien chez nous la maison du dépannage. Z’ont entendu ça au F.M. ou à la Radio Basse-Ville, qu’y disent. Y en a partout dans le quartier, des maisons qui dépannent ! On est rendu à plus de trois cents arrestations. La côte d’Abraham est fermée. Jeff Trépanier, notre voisin d’en face, est encore en crisse. Un policier voulait l’empêcher de rentrer chez lui. J’me sens le besoin impérieux – comme la fois du tremblement de terre en 1989 – d’appeler ma fille Camille pour la rassurer (!). Camille est absente, partie manifester avec sa mère, Michèle, en Basse-Ville. Félix et son commando nous ont ramené des manifestants errants. Entre autres, Jason, un jeune journaliste anglo du New Jersey qui en est à son baptême de feu. Deux jeunes street medics, le dos barré d’une croix rouge, prennent un moment pour emplir leurs bouteilles d’eau. Ils viennent d’Halifax. Le centre médical loge à l’Archipel d’Entraide sur d’Abraham.

19 h – Brève accalmie… Y a autant de monde dans les rues du quartier, mais c’est un peu plus calme. Au resto chez Bernier, sur Saint-Jean, la friteuse a sauté, la première cuisinière s’est effondrée. Trop d’monde ! Au Subway Charest, dans Saint-Roch, c’est l’hallali, la curée. Au Café Limoilou, sur la troisième, toute la famille est de service. Au Maurice, au Charlotte, c’est fermé et au Cosmos, sur Grande Allée, c’est un gros zéro. Tant mieux! À l’îlot Fleurie, sous l’autoroute Dufferin, ça ressemble à une fourmilière. À Radio Basse-Ville, au complexe Méduse, à peu près tout le monde est mobilisé pour la soirée. Au centre des médias alternatifs, à côté du 96,1, c’est le « bug total ». Trop de monde là aussi. Au Comité populaire Saint-Jean-Baptiste, les militant(e)s, les permanents, on prend ça comme ça vient, morceau par morceau.

Les gens se protègent comme ils peuvent du gaz lacrymogène. Photo: Gilles Simard

20 h – C’est devenu très risqué de s’aventurer dans le quartier. J’ai pus de disquettes, donc finies les photos. Pour plus de sécurité, on a descendu Roger, notre petite chatte, dans la cave. La soirée s’annonce longue, mais longue… Dans la rue, une centaine de policiers de l’antiémeute défilent au demi-pas de course. Une dizaine de fourgonnettes blanches de la Sûreté les suivent. Puis, une ambulance. Puis, deux camions. On apprend que la petite ruelle sans issue, attenante à l’Archipel d’Entraide, a été gazée. Les médics de rue qui s’y trouvaient doivent déménager en catastrophe à Méduse. Mon frère André me téléphone pour donner des nouvelles. André, qui est aux premières loges sur René-Lévesque, s’amuse à décortiquer l’information de RDI au profit d’un jeune journaliste brésilien que lui et sa blonde ont « adopté » pour la nuit.

21 h – Chez nous, y a plus de Tylenols, plus d’Advils, plus de ruban gommé pour les masques, et plus grandchose dans les deux moitiés gauches du frigo. « Attaboy, on agonise ! » comme dirait Satan Bélanger. Lyne Tremblay, une ancienne du journal, catastrophée par les images de Quatre-Saisons, nous appelle pour voir si on est toujours vivants… Dehors, impossible de marcher deux coins de rue sans masque. Denis Falardeau, travailleur à l’ACEF de Québec, vient d’arriver avec Richard Dagenais, un collègue. Avec eux, on évoque la possibilité d’un recours collectif contre les deux gouvernements. À la télé, on annonce que New Jersey mène 1 à 0 contre la Caroline (!). Richard Dehin, un arrivant de Saint-Cuthbert, étouffé, aveuglé, a de la misère à reprendre le dessus. Dans son cas, on commence à penser à l’urgence, vu qu’il a un sérieux problème d’asthme. Camille Boutin arrive de la Basse-Ville en saignant du nez. Mon plus jeune frère, Daniel, débarque à son tour. L’est pas capable d’entrer chez lui, sur d’Abraham, car les flics bloquent l’accès des résidences. Il couchera chez nous. Quelqu’un nous arrive avec une nouvelle à l’effet qu’une jeune fille a reçu une balle de plastique dans la gorge. Elle serait entre la vie et la mort. Toutes sortes de rumeurs circulent. Là, je trouve que ça commence à faire crise d’Octobre. Sur Saint-Olivier, des gens ont barré la moitié de la rue avec une Toyota et une Chevrolet blanche, histoire d’empêcher les flics de parader trop souvent… Dans les rues, les chasses-croisés flics et manifestant(e)s n’en finissent plus. Au F.M. on entend qu’il y a des arrestations de masse sur Claire-Fontaine et à l’îlot Fleurie. Au Centre des médias alternatifs, les journalistes Rioux, Lambert, Dubois, Leclerc et des dizaines d’autres sont sur le pied de la guerre. J’apprends que Denis Duchesne, de Radio Basse-Ville, aurait été blessé par balle de caoutchouc.

22 h 30 – Félix arrive dans le tohu-bohu du 672. Il a une main ensanglantée. Un policier lui a écrabouillé deux doigts de la main gauche avec une balle de plastique, sur René-Lévesque. On s’occupe de lui. Falardeau s’offre pour l’amener à l’Hôtel-Dieu. Impossible, ça ne passe pas. On fera donc avec les moyens du bord. Meooowww !… Quelqu’un a marché sur Roger la chatte. Ça tourne au vinaigre. Dans la maison survoltée, j’ai l’impression d’assister à un mauvais film. « Attaboy, on meurt ! » comme dirait Satan Bélanger. La porte s’ouvre sans arrêt sur de nouveaux arrivants. L’en est passé plus de quatre-vingts depuis le matin. Ils sont d’une politesse exemplaire. Ils viennent de toutes les régions du Québec, du Canada, des States, d’Europe… Un sacré remontant que de voir toute cette belle jeunesse. Dommage qu’on essaie à ce point (les médias) de les démoniser.

2 h 30 – Falardeau est le dernier à quitter. Félix est à l’hosto. On entend les bombes sauter dans Saint-Roch. Avec le vrombissement des hélicos et le miaulement des sirènes, ça devient assourdissant. La rue est pleine de volutes de fumée blanche qui tournoient. Ça ressemble à Beyrouth. Avec mon coloc Éric et sa blonde, Aurélie, on épilogue sur les événements de la journée. On fait le parallèle avec le mai 68 de leurs parents, en France… 3 h 30 – Je suis vanné de la répression policière, crevé, lessivé. Vais essayer de dormir, si tant que c’est dormable en enfer, dans le quartier. Bonne nuit, les affreux ! Les p’tits politiciens de service… Ceux et celles qu’ont laissé Québec se faire entuber par un périmètre-à-la-con. Ceux et celles qui se sont agenouillé(e)s devant le grand capital… Ceux et celles qui pensent qu’on va tolérer encore longtemps la langue de bois. Bonne nuit, les caves! Ceux et celles qui pensaient qu’on allait se faire passer un Sommet sans réagir. Si ça s’trouve, on l’a en travers de la gorge, votre câlisse de Sommet. Et n’ayez crainte, on vous le rendra bien, c’est trouvé d’avance.

Zzzzzzzzzz… Dormez, citoyen(ne)s, les « médias » veillent !

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