Chez Éluard hier soir

Michaël Lachance
Publié le 6 novembre 2020
Tondo, no.111 (détail), Pierre Otis

 

La petite rue Couillard est bien triste en ce 30 octobre. Doc est posté devant le Café Éluard – mon Parangon, illustre innommable et inconcevable personnage –, il me toise d’un œil réprobateur, inquisiteur, un regard trop sérieux :

− Voyons Doc, t’as vu un fantôme ?

− Tout comme, tout comme.

− Mais qu’as-tu vu ?

− Le Café est fermé.

− Ça va de soi.

− Non, ça va pas de soi, mon cher…

− Hein ?

− C’est mon temple, mon socle, mon seul endroit où aller !

− Exagères pas troubadour.

− C’est mon bureau, la seule place où je peux penser en paix.

− Et tu penses à quoi ces temps-ci ?

− On se trouve une place pour boire ?

− Ça ne sera pas dans un bar !

− Pendant la guerre, Éluard buvait sans estaminet !

− Pourquoi Éluard encore et encore, comme un vieux disque qui radote.

− Tu n’as pas toujours pas compris ?

− Allons boire un rouge boisé au Parc.

On a traversé le Vieux, désert, une rue Saint-Jean sans ombre, ni gueule qui parle, on a traversé les portes comme dans une autre époque. À la SAQ, Doc n’a pas voulu du vin boisé, il a préféré une bouteille de Ron Legendario Cubain. Un élixir aromatisé et fomenté par les Dieux, selon le médicastre. Va pour le Rhum. Je sors de la SAQ express, notre radier est assis sur un banc, le regard ténébreux et hagard.

C’est arrivé aux Bois-de-Coulonge, après deux lampées de fort, Doc décompense :

− Tout le monde s’est planté.

− Ça arrive.

− Tu ne comprends pas !

− Je veux bien comprendre. −

La tirade : − Ça va bien aller ! Ça va bien aller !

− Ça n’a jamais bien été.

− Les Nordiques : « ça va bien aller ».

− Droit de parole : « ça va bien aller ».

− Québec 1984 : «ça va bien aller ».

− Les taxes : ça va bien aller ».

− L’impôt sur le revenu « ça a toujours bien été… ».

− Mais tu sais quoi ?

− Personne n’accepte de perdre un combat ! C’est quand le vieux Pin tombe, que la forêt disparaît et que nos rêves ne sont que des rêves, quand le pilier d’un pont tombe que nous sommes confrontés à la banale et triste vérité. L’insoutenable et inconsolable disparité dans nos pouvoirs d’achat !

Doc se tut. Je me tus.

On s’est lancé quelques lampées de l’Élixir. On a marché dans le parc. Des souvenirs et des souvenirs ont défilé dans la conversation. J’ai dû ramener Doc sur le terrain du monde des vivants, le recentrer, sa vision du monde capitaliste, son idéal, ses passions fougueuses l’habitaient plus qu’il n’est de raison. Je l’ai stoppé net !

− Mais Doc, de quel pouvoir d’achat parles-tu !!

− Celui d’acheter la sainte paix ! − Ça coute combien ça ?

− Ça coute neuf mois de PCU, tous les mois disponibles de PCRU, je vais hypothéquer mon appartement dans Saint-Jean-Baptiste et acheter le Café Éluard !

− Le Legendario qui parle ? −

Non, c’est mon amour pour la vie de quartier, mon amour pour les gens, le quotidien, banal et insolite. Je veux acheter un tribunal populaire et je veux acheter tous les ragots de cette ville, je veux dessiner un Nouveau  Monde, je veux tricoter le tissu social, je suis un idéaliste et quand on est idéaliste, la passion, elle ne meurt pas. Doc, un volcan, cette espèce d’être passionnée, imperturbable, même le fatal semble une destinée, une contrée de marbre, pour revendiquer éternel, devant l’absolu, son éternité !

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