La fumée, c’est secondaire

Par Michaël Lachance
Publié le 17 mars 2018

Doc m’inquiète. Les calendes : une nouvelle aventure, il m’entraine ipso facto chez Éluard. Sans nouvelle des jours durant, il m’a enfin fendu ce texto : « J’ai repris goût pour les blondes ! ». Pour l’ensemble, son message m’a laissé indifférent. C’est le verbe reprendre : « Re » prendre quoi ? me disais-je, La Bastille ? ». De mémoire, Doc n’a pas montré dans le passé un goût marqué pour les « blondes ». S’agit-il seulement d’une femme blonde ?

Au printemps, la rue Couillard est bondée de crevasses et les trous-hommes sont fragiles aux débordements. L’étonnement lorsque je surpris Doc devant le café à traire des bouffées de cigarette, indifférent. Un otorhino fumeurs, bel exemple. Je l’ai toisé, réprobateur. Il a ri. J’ai salué le personnage, on est entré, on a pris une table près du bar. Doc a commandé deux Ricard :

— Camel.

— Je n’ai pas compris.

— Camel ?

— Oui, Camel.

— C’est le nom d’la fille ?

— Non, des cigarettes.

La serveuse, Marianne, a déposé devant nous les deux Ricard savamment préparés. J’ai versé l’eau, puis j’ai déposé les glaçons dans mon verre. J’ai poussé un court soupir, puis j’ai souri. Les « blondes », il parlait de tabac. Doc n’a pas magasiné son verre, il a lampé le pichet. Le parfum anisé du Ricard a flotté dans l’air toute la matinée :

— Donc tu t’es remis à fumer ?

— J’adore fumer, plus encore depuis l’idée proposée d’interdire la fumée de cigarette dans les lieux publics.

— Ah oui, j’ai lu vaguement. Une municipalité en banlieue de Montréal, c’est ça ? — Oui : société aseptisée néo-puritaine d’hypocrites !

— Et tu mènes une chaude lutte en tirant les bouffées pour marquer ton militantisme ? — Non, je tire des pofs avant d’aller enfumer le maire de cette bourgade propret ! Je vais laisser ma Volvo 240 Diesel carboniser le Town Hall. Sur la rue, je vais distribuer des tracts pour clamer l’interdiction des moteurs à essences qui polluent les poumons de notre jeunesse et achèvent notre ainesse. Je vais me faire un feu de charbons devant la mairie et brûler des pneus pour réchauffer l’ambiance.

— Je doute de l’approche, mais tu fais que ce tu veux, tsé.

— Ai-je déjà agît autrement ?

On a placoté jusqu’à midi. Les laïus de Doc sont toujours interminables, surtout lorsqu’il est gris. Tout y est passé, un tir groupé : pétrole, pollution, féminisme, enfant soldat, famine, Syrie, Boko Haram, l’art, la subversion, le jansénisme, les comptes off shore, le complexe militaro- industriel, Trump, encore Trump et puis Poutine, Macron, Le Pen, Merkel, Couillard, Barrette, Trudeau, la peste noire, la petite vérole. Il a des bons mots que pour les livres d’Howard Zinn et les poèmes de Sylvia Plath.

L’amour, toujours l’amour…

À la sortie du café, Doc m’a surpris par une rupture de ton inopiné, comme si, au contacte le l’air, son esprit s’est raffermi. Sur la rue et dans la gadoue, on s’est éclaboussé des restants d’hiver, nos culottes mouillées, Doc me dit :

— Tu sais la meilleure ?

— Vas-y.

— Lorsque je suis sortie m’acheter des Camel bout-filtre ce matin, j’ai croisé une vieille connaissance disparue des radars depuis des lunes.

— Mais encore ?

— Une fille.

— Et ?

— Je suis en amour.

— Eh ben, je vais me remettre à fumer moi aussi…

Puis il m’inquiète toujours ce Doc. Son dernier amour n’a pas été de tout repos. Grosso modo, il s’est retrouvé avec cette fille, Judith, à Iqualuit, pour se faire larguer après deux jours parce qu’elle lui reprochait sa radiation permanente du Collège des médecins. Il ne l’a connaissait que depuis deux heures et s’en était assez, il la suivrait au bout du monde. Deux semaines à le ramasser à la petite cuillère et à boire du Legendario chez Couillard à s’en fendre une cirrhose.

— Vous avez prévu une rencontre prochaine ?

— Ce soir !

— Ce soir ?

— Oui.

— Mais tu es bourré Doc ?

— Je suis comme je suis, elle va m’accepter dans tous mes états, car je l’aime.

— Eh ben.

— Elle vient souper chez moi, je commanderai chez l’Arabe.

— Tu ne cuisines pas ?

— Trop faite.

Voilà, l’hiver tire son rideau pour faire place à l’innocence des premiers amours. Je ne sais pas si ce coup est foireux comme le sera son coup d’État à la face du maire ou comme toutes les aventures de Doc, mais il semble déterminé à y croire :

— T’es un enfant Doc !

— Et puis ?

— Les hommes agissent avec plus de retenue, non ?

— Un homme, c’est un enfant qui a vieilli.

— Évidemment…

On a échangé brièvement au coin de la rue, le zénith m’a donné faim. Doc a pris son chemin, clope au bec, il a disparu dans les lointains, une nouvelle aventure à l’horizon. Je sais demain plein de promesses; je sais l’ivresse de Doc; à suivre…

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