Un cœur généreux

Par Michaël Lachance
Publié le 27 avril 2017
Illustration: Patricia Bufe

Au zénith. Une douche tiède de lumière printanière sur son crâne poussiéreux et clairsemé. Les jonquilles débordant de la sacoche, les tépales frôlent les vieux murs de la rue Couillard; ses fleurs s’épétalent au rythme des pas lourds et énergiques de Doc, pareils à ceux de Kim Jung-un sur le tarmac à Pyongyang. Frénétique comme la jeunesse révolutionnaire, c’est d’un mouvement décidé qu’il s’est pointé au café Éluard. Il ouvrit brusquement la porte d’entrée chétive, le courant d’air frais passait sous nos pieds inhabités.

Un tourbillon d’énergie, une bombe atomique. La pièce s’est transformée en film de série B, ceux par un après-midi de juin qu’on éteint en brulant les vieux cathodiques en mangeant des framboises, dans le champ.

Doc interpelait Marianne au comptoir du café Éluard :

— Tenez ma très chère, ces jonquilles sont pour vous, je vous aime !

Il prit ensuite place à ma table. Je le toisai comme un demeuré moitié pété. Il souriait béatement. Son euphorie m’inspira — avec raison — les plus grandes craintes. Marianne contemplait son bouquet dégarni, les tépales écrasés, les pétales oubliés en chemin faisant, il lui restait des tiges, qu’elle mit aussitôt dans un carafon en terre cuite qu’elle logea sur le côté gauche de la machine Saeco. Je réclamai deux allongés serrés jusqu’à déchirer le col du joint d’étanchéité de la machine à café. Doc me regardait toujours avec ce sourire niais, content.

— Crisse, Doc, c’est quoi le fuck ?

— Ça y est !

— Mais encore…

— Ma radiation est levée !

— Nooooon ??

— Ouuuuuiiiiiiiii !!!

— Donc, que vas-tu faire ?

— Je rencontre le collège la semaine prochaine.

— Mais qu’arrivera-t-il à nos aventures Doc ?

Le malade, il reprenait du collier. Imaginer Doc avec un stéthoscope m’effrayait. Marianne disposa nos cafés sur la table, un peu confuse et craintive elle-même. Elle ne regarda pas Doc, elle se tourna expressément vers moi pour me tendre le sucrier. Elle disparut ensuite dans les lointains du café.

— Nos aventures ? On s’en tamponne esti ! Je vais reprendre du service et donner un coup de barre à la pratique.

— Ah oui, tu as tout réfléchi déjà ?

— Ouais, j’ai visionné l’excellent film de Tom Shadyac, Patch Adams. T’as vu ?

— Non.

— Je veux appliquer cette technique par le rire aux patients. Je veux guérir la planète. Je veux faire sourire les minettes et soigner les cœurs durs.

— T’es otorhinolaryngologiste Doc !

— Ouep !

— En quoi le rire sauvera la vie des nez ?

— Le nez vaquera sur les grandes allées à nouveau.

— Tu as lu Gogol ou écouté un film ?

— Je suis amoureux !

— De Marianne ?

— Non, de ma profession.

— Mais tu la détestais la semaine passée ?

— Le passé est mort mon ami. Je vis le moment présent aujourd’hui.

— OK.

Doc ne pouvait pas regagner la pratique de la médecine aussi facilement. Il ne pouvait pas s’en tirer aussi simplement ? Il ne pouvait pas me quitter ?

— Tu pratiqueras à Québec Doc ?

— Oh, non, pas du tout !

— Où ?

— Arabie Saoudite !

— ??

— On m’a offert de reprendre là où Couillard a laissé.

— ??

— Je pars soigner des nez à La Mecque !

— Euh, soit. Pris d’un vertige soudain, inopiné; je réclamai deux verres d’Arak.

— Alors, buvons à ta nouvelle vie Doc !

— Buvons mon ami !

Après dix shots d’Arak, Doc fut patraque. Il demanda Marianne en mariage douze fois. Il sonnait à peine quinze heures, Doc se trainait chez Éluard. Il déclama tout haut, pour nous tous, un poème.

La nuit n’est jamais complète

Il y a toujours puisque je le dis

Puisque je l’affirme

Au bout du chagrin une fenêtre ouverte

Une fenêtre éclairée

Il y a toujours un rêve qui veille

Désir à combler faim à satisfaire

Un coeur généreux

Une main tendue une main ouverte

Des yeux attentifs

Une vie la vie à se partager.1

Marianne lui a gentiment demandé de quitter le café, notre trublion du quartier en profita pour lui dérober un baiser; une fièvre chaude l’enivrait un peu trop. Je pris l’initiative d’appeler un taxi. Je fis croire à Doc que nous allions fêter sa victoire sur les connards à la plage de Beauport. Il n’en fut rien.

Je voulus qu’il dégrise à l’urgence, mais d’un geste vif, il a entrouvert la portière-conducteur de la voiture du chauffeur de taxi, l’a rapidement fait assoir sur le trottoir pour repartir en trombe par-delà Beauport, le Fleuve et les amis. Il disparut dans les lointains. De nouvelles aventures débutaient, au bout de son chagrin une fenêtre ouverte.

1- Derniers Poèmes d’Amour, de Paul Éluard

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