Par Michaël Lachance
Aujourd’hui, le Bonhomme Carnaval est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un communiqué par courriel : « Bonhomme décédé, enterrement demain. Sentiments distingués ». Cela ne veut rien dire, c’était peut-être hier.
*
Voilà une semaine — peut-être deux —, j’ai été hélé à tue-tête par Bonhomme Carnaval au Café Éluard. Je devinai, au timbre plat de sa voix et d’aucune émotion, qu’un mal inextinguible affligeait ce personnage anachronique. Je lampais sévèrement mon caoua bien serré; il apparut dans l’embrasure de la porte du boui-boui pour gémir quelque chose d’inintelligible et sans âme.
Je le pressai à refermer la porte, car tout de même, Bonhomme n’est pas étranger à l’hiver, même si février est le nouvel avril. Lorsqu’il s’est apitoyé devant moi, j’ai tout de suite ressenti un frisson de malaise. Le voir ainsi donner de la tête, j’ai saisi qu’il cachait quelque chose : une chirurgie ratée, des injections de Botox qui ont mal viré, que sais-je encore d’horreurs qu’on lui fait subir ces dernières années pour le remettre dans le coup auprès des jeunes.
Je lui ai demandé de se ressaisir en buvant un arabica turc sur le feu avec de la fleur d’oranger. Rien de mieux pour une coquille sans âme en repli plastique. Je lui tendis deux chaises, poussant ma lourde valise sous mes pieds; je glissais la chronique de Maurais sous mon allongé péruvien pour entreprendre une conversation entre hommes avec Bonhomme :
« Kessé qui t’arrive l’effigie ?
– Tu peux garder un secret ?
– Plus ou moins, mais vas-y.
– J’ai le cancer.
– Cancer de quoi ?
– Généralisé.
– Ok… Tu vas faire quoi ?
– Me pendre !
– Tu veux qu’on prépare une épitaphe ? – Ici gît l’effigie
– Connard ! »
Bonhomme prit congé pour sortir héler du touriste ébloui sur Couillard. Aussitôt dehors, il mangea un coup de pelle derrière la tête. Tandis que Doc pelletait l’entrée du Café, le geste répétitif et sans conviction du médicastre eut l’heur d’atterrir en plein sur le cervelet de l’abominable homme des neiges.
Doc venait de lamper deux tasses de Legendario, son élixir cubain autoprescrit; il n’a pas fait attention, ou n’a pas remarqué la silhouette fantomatique derrière lui. Au reste, plus personne n’azimutait cette relique en papier mâché d’une autre époque. Déjà lourdement ébranlée, par surcroit, cette énième commotion cérébrale exacerbait ses dysfonctionnements cognitifs.
**
De mes souvenirs, aux temps jadis, la parade empruntait le boulevard Saint-Cyrille pour terminer son trajet près de la Colline parlementaire. Du balcon, naguère, haut perché depuis mes cinq ans, j’observais la meute en péril qui lançait des bouteilles de bière sur le char allégorique de Bonhomme.
J’ai souvenir de ces bals masqués, dignes des grandes traditions carnavalesques. Des fêtes populaires aux quatre coins de la Cité animaient pour deux semaines un centre-ville évanoui. Avant le carême, les habitants se défonçaient au caribou, à la vodka ou à la Labatt 50, un baume pour fortifier le cœur des travailleurs les plus endurcis.
L’instant de quelques jours, par un froid sibérien, le trop-plein d’une sourde colère enfouie pour masquer les apparences s’évacuait au profit d’une fête désinhibée, sous forme de révolte, tel l’Oktoberfest, voire le Mardi-gras. Je demandai à Bonhomme s’il fut nostalgique des bouteilles de bière par la tête. Il opinait du bonnet, tout en précisant : « J’irai cracher sur leurs tronches ! » Je savais sa colère, le Carnaval a connu son âge d’or dans les années 1980. Depuis, c’est un rassemblement désincarné déguisé en mascarade familiale qui n’attire plus les touristes, ni le citoyen lambda. Tout au plus, des curieux sortis en famille pour prendre un bain d’air froid.
Depuis un certain temps, Bonhomme digérait mal son absence dans les médias. On ne se moquait plus de lui dans les shows de variétés, on ne montrait plus sa parade à la télé. Bref, il avait perdu de sa superbe, surtout lorsqu’il encaissait des coups de poêle par-delà sa tête hypertrophiée. Serait-il devenu une victime propitiatoire sur l’autel du puritanisme des bégueules de la rue Maguire ?
Bonhomme le pense, et au café, ces dernières paroles auront été : «Adieu. M’en va retourner au château de glace. » Il avait mauvaise mine; qui eut cru qu’il y retournait pour se pendre au-dessus de son grand trône de glace ?
***
De cette manière mourrait le dernier emblème du long et lent déclin de l’hiver. Ainsi, à Québec, la page du plus illustre des figurants du 20e siècle se fermerait à jamais.
« Du moment qu’on meurt, comment et quand,
cela n’importe pas. »
L’étranger, Albert Camus