Par Renaud Pilote
Tandis que les vents frisquets de l’automne remplissaient mes narines d’un doux parfum de chlorophylle fatiguée, tandis que la pluie austère rinçait les trottoirs empoussiérés par les négligences de l’été, je promenai ma carcasse au gré des escarpements de la ville, guidé par le ru des rues. On l’aura remarqué, ces écoulements délicats aboutissent immanquablement dans des trous grillagés rectangulaires et amanchés à même l’asphalte selon un savant calcul nécessitant une connaissance approfondie des lois gravitationnelles. L’eau, en effet, est plus lourde que l’air : c’est là une vérité que semblent nous rappeler, par leurs clapotis harmonieux, les bouches d’égout.
En fait d’eau, les bouches d’égout en ont vu d’autres. Boit-sans-soif, elles accueillent sans faire la fine bouche les eaux usées, eaux grasses, eaux ménagères, eaux de jouvence, eaux de Pâques et eaux bénites, eaux de Seltz, de Cologne et de Javel, eaux vives, eaux dures et eaux douces d’un monde qui, du reste, s’en va plutôt à vau-l’eau. Ayant la couenne solide, elles ne recrachent que très rarement ces heureuses mixtures qui ont sur elles l’effet inoffensif d’une inadéquate homéopathie. Si elles rotent, je n’en sais rien : peutêtre se réservent-elles cela pour le petit matin ? Quoi qu’il en soit, j’aime bien prêter vaguement l’oreille aux gargarismes quotidiens des entrailles mal-aimées de la ville afin de surprendre quelque amusante impolitesse.
Arrivé dans un cul-de-sac, je m’arrêtai, fasciné par l’étonnant débit ingurgité par la bouche d’égout qui s’y trouvait. J’avale pas mal d’eau moi aussi : eaux minérales, eaux traitées, eaux sucrées, eaux carbonisées, eaux tonifiées, eaux houblonnées et eaux de fleurs d’oranger. Yolo ! Mais à regarder l’ogre métallique calant goulument son all you can drink octroyé par l’averse en cours, je n’eus soudain plus du tout l’eau à la bouche, qui devint pâteuse telle une eau dentifrice. Haut-le-coeur. Je n’étais pas de taille face aux exploits d’un tel gorgoton et eus l’impression d’assister à l’équivalent liquide des compétitions de mangeurs de hot-dogs. De cette fontaine souterraine, jamais je ne boirai l’eau. Je jetai un court regard aux alentours et dégobillai sur la grille qui aucunement ne sourcilla.
Déshydraté, je m’assis un moment sur la chaîne de trottoir afin de reprendre mes esprits. C’est alors que surgit de la bouche d’égout ce qui s’apparentait à une musique à bouche. L’air était mélancolique, voire presque mièvre, et je restai là à l’écouter, bouche bée. Je ne cherchai pas à savoir qui pouvait bien se faire aller la ruine-babines ainsi, dans le ventre de ce qui n’est certainement pas une déesse aux cent bouches : le bouche-à-oreille me suffit pour l’instant. Les minutes passèrent et, tandis que la pluie redoublait d’ardeur, je me sentis mieux, bercé par cette mélodie à l’eau de rose qui m’enlevait les mots de la bouche. Mes chers amis, me demanderiez-vous où se trouve l’impasse au fond de laquelle se trouve cette bouche d’égout si musicale et qui m’apporta tant de réconfort qu’égoïstement je ne parlerais pas. Motus et bouche cousue.