Vivre. La chronique de Malcolm Reid : Samuel Beckett

Publié le 16 mars 2015

DESSIN MALCOLM

SAVIEZ-VOUS ÇA, que Samuel Beckett était un poète mexicain ?

Moi je l’ai découvert dans une librairie d’occasion de Québec il y a deux ans, quand je suis tombé sur un livre intitulé Anthology of Mexican Poetry, compilé par Octavio Paz, et publié par l’UNESCO à Bloomington, Indiana, U.S.A., en 1958.

C’est ça qui fait de Beckett un poète mexicain ?!?

D’accord, d’accord, j’exagère, je dis n’importe quoi. Sam N’EST PAS un poète mexicain, mais il a FRÉQUENTÉ les poètes mexicains. Il les a fréquentés de près. Car on trouve ceci sur la page-titre du livre : « translated by Samuel Beckett ». Alors, des poetas modernistas sont là devant moi, en grand nombre, dans l’anglais de Sam. Je peux offrir un échantillon?

Je me suis nommé mon propre juge,

Je me suis infligé ma propre peine.

Je suis seul, tourmenté, extrêmement éloigné,

Je vais mourir dans ces donjons muets,

Je n’ai même pas le droit de demander un pardon.

Ça part de l’espagnol du poète mexicain Enrique Gonzales Martìnez (1871-1952). Ça a été traduit en anglais par Sam. Et l’anglais a été librement rendu en français par l’auteur de la chronique Vivre. Par moi. Mais quand même, comment s’est-il rendu dans des eaux si chaudes, des eaux si loin de lui, Monsieur S. Beckett? Il s’y est rendu parce qu’il est le plus grand sneakeur de la littérature moderne. Il est assis là, au milieu du Vingtième siècle. Il est le grand Irlandais du théâtre français. Il est le bizarre des bizarres, même pour nous qui habitons sur l’interface française-anglaise comme lui. Et en 1958, au sommet de sa renommée anglaise-française, avec En attendant Godot à minuit, et Waiting for Godot à midi, il a été capable d’enfourcher un cheval espagnol-anglais aussi. Il l’a fait à la demande de l’UNESCO, qui siège, n’est-ce pas, à Paris.

JE VAIS VOUS DIRE comment c’est. Sam Beckett est né à Dublin en 1906, et il a étudié à Dublin, aussi. Mais en sortant de l’université, il avait soif de la France. Il a traversé la mer d’Irlande et il a traversé la Manche, et il a fait des post-graduate studies à l’École normale supérieure dans les années 1920. Les années 1920 sont les années de révélation du grand et étrange James Joyce. Sam veut rencontrer ce compatriote. Il le rencontre, et il devient, certains disent le secrétaire de Joyce, mon Dictionnaire de littérature contemporaine dit seulement « ami, traducteur, disciple ». Il enseigne le français en Irlande. Et ensuite il enseigne l’anglais en France, il occupe les terribles années 1930 comme ça. Et juste comme le pire est à veille d’arriver, en 1938, il s’installe pour de bon à Paris. Sartre écrit La nausée, Beckett écrit Murphy. Ni l’un ni l’autre n’est très connu du public.

Mais, bientôt, la guerre est là. Les Allemands sont là. Les écrivains sont un peu étranglés.

James Joyce, lui, est très connu. Il est en Europe, il est dans les dernières années de sa vie, et il est en train de finir Finnegans Wake. « Finir », façon de parler. Joyce, lui, écrit ses 628 pages; à nous il laisse la tâche d’essayer de les finir, de les comprendre. Ce n’est pas si facile. Je donne un exemple, tiré de sa page 196:

Il lève la baguette magique et les sourds-muets se mettent à parler :

— Quoiquoiqouiquoiquoiquoiquoiq !

Ce n’est pas si facile à comprendre. Mais cela a un magnifique rythme, et Samuel, qui a 33 ans, reconnaît ce rythme, adopte ce rythme. Il adopte le français comme sa langue d’écrivain, aussi. Il ne publie rien en français pendant la guerre. Mais dès la fin de la guerre ! Là, il publie, publie, publie.

Et En attendant Godot, en 1953, le lance. Godot n’est pas juste publié, il est joué. Tout le monde remarque le désespoir que Beckett met dans la vie de ses hobos. Ils attendent Godot, ils espèrent beaucoup de Godot. Mais Godot n’arrive pas. Et je me souviens de la voix cassée de Jack Robitaille, en Vladimir je pense, disant ce qu’il craint si lui et ses copains manquent à ce que Godot exige d’eux : « Il nous punirait. »

Tout le monde remarque le désespoir après- Auschwitz que Sam y met. Moins de gens remarquent le riche rythme qui s’y trouve. Rythme dublinois, rythme Joycean, rythme irlandais. Cet homme est un auteur tragique qui est ben ben drôle. Cet homme est un p’tit comique qui est très très inquiétant.

Alors en 1955, Beckett est devenu un homme célèbre. Mais il ne devient pas une célébrité qui donne beaucoup d’entrevues, ni un écrivain social qui prend fréquemment position. Il est célèbre et mystérieux. À Sherbrooke en 1963, la Troupe de l’Atelier a monté Godot pour le Dominion Drama Festival. Journaliste local, je me suis lié avec l’underground sherbrookois. J’ai beaucoup appris. Le révérend père qui faisait la mise en scène m’a fait remarquer le God en Godot. Et le Vladimir d’alors, Pierre Gobeil, m’a expliqué pourquoi les jeunes Québécois croyaient si fort en l’indépendance. J’étais à Paris deux ou trois ans plus tard. J’ai vu un élégant cinquantenaire entrer silencieusement prendre un café aux Deux Magots. Et j’étais sûr que c’était Lui.

Peut-être que j’avais vu passer ou voulu voir passer un de mes gourous ? Car n’était-il pas le plus glorieux des recrues anglophones venus à la Francophonie ? Et moi n’étais-je pas dans une semblable transformation ? Malgré l’évidente affinité de son évolution d’avec notre scène ici, cependant, je ne me rappelle pas que Sam Beckett ait jamais exprimé un intérêt pour le Canada ou le Québec. (Notez que plusieurs écrivains irlandais du siècle — Brendan Behan en est un — sont bilingues dans leur propre pays, écrivant en irlandais et en anglais.)

L’INTÉRÊT que le Québec a pour Beckett, oui, c’est patent.

En février, les performances de la vedette de France Catherine Frot au Théâtre de la Bordée ont été guichetfermé all the way. Trois soirs qu’elle a joué Oh ! Les beaux jours, la pièce d’une femme, très irlandaise, plutôt classe moyenne, aimant les citations littéraires, à 50 ans encore coquette et désirant encore compter pour son mari Willy, un homme de peu de mots. Winnie, elle s’appelle. Winnie est une femme qui a sûrement vu passer Auschwitz et Hiroshima. Elle adore la vie quand même.

Seulement, elle est enterrée jusqu’à la ceinture. Elle s’enfonce de jour en jour. « Willie, ne te sens-tu pas amené vers le haut des fois ? Mais ne te sens-tu pas tiré vers le bas, vers la terre, tout de suite après ? »

Je traduis, j’adapte. Car j’ai lu cette pièce (une pièce de l’époque de Mai 68) en anglais, un anglais très reconnaissable comme étant l’anglais de Samuel Beckett. Et Winnie m’a encouragé à pas me plaindre parce que je n’ai pas pu voir la pièce. Que Jack n’a pas pu me trouver un billet, et les services de presse de la Bordée non plus. Le ciel est beau, que Winnie me dit. Gris, mais beau. On ne s’en fait pas avec des petites choses. Happy Days.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Publicité