Entrevue avec Hélène Matte: Pour une poésie libre

Par Axandre Dumont
Publié le 24 octobre 2019
Hélène Matte.                  Photo: J-C Blanchet

Poète, Hélène Matte se définit tantôt comme «prolétaire culturelle», « adepte de l’art-action », ou tout simplement «électron libre portant de nombreux chapeaux». Qu’importe les étiquettes, il suffit d’évoquer les titres de certains de ses textes – Chanter comme les loups contre les chiens du capitalisme, Les pipelines se couchent à l’est –, pour comprendre qu’il s’agit d’une artiste à la parole libre, et résolument engagée. le 3 novembre prochain, elle livrera une performance pour la préservation des terres des Sœurs de la Charité au Tam Tam café. Pour l’occasion, nous avons eu le privilège de nous entretenir avec elle, et de discuter également de son dernier livre, Une Babel de pierres vives, ouvrage traversé par une indignation sans désespoir.

Q- Une Babel de pierres vives est une œuvre hors du commun, rassemblant des poèmes dans plusieurs langues. Comment est né le projet ?

R- Babel, c’est le mythe de la dispersion des peuples et des langues. Paul Zumthor (auteur dont elle s’inspire énormément dans son livre) aborde ce thème dans ses textes. Le dernier livre qu’il a écrit — il était sur son lit de mort — s’appelle Babel ou l’inachèvement. C’est une thématique qui l’a suivi tout au long de son parcours. C’était un médiéviste, et Babel était un thème important au Moyen Âge.

J’ai d’abord fait une installation sur Babel, et je l’ai intégrée dans une vidéo. Ça a donné un premier film et un projet de médiation culturelle. Puisque l’installation s’appelait Puits de Babel, j’avais besoin de personnes de toutes les nationalités pour se regarder dans le puits. J’ai fait affaire avec un groupe communautaire, le Carrefour des enfants Saint-Malo, avec qui j’avais déjà travaillé. J’ai travaillé avec eux pendant l’été — je ne voulais pas juste me servir des enfants ! Alors j’ai créé des ateliers et des activités autour de ce projet. On a fait de l’argile, on a lu Zumthor, on a écrit de la poésie, et ça se terminait par le tournage du film.

Le fait de créer ça avec les enfants a fait en sorte que Michel, qui a collaboré au projet, a créé une histoire pour expliquer aux enfants c’était quoi cette histoire-là. C’était touchy, parce que la plupart étaient des enfants musulmans, et que c’est une histoire de l’Ancien Testament…

À partir des textes de Zumthor, moi j’ai écrit une version de Babel que je considérais universelle… (rires). Je considérais que mon texte était plus pour adultes. J’ai demandé à une conteuse (Geneviève Marier) de le retraduire pour l’adapter à un public d’enfants; sur le disque, c’est sa version à elle qui est entendue, et dans le livre, c’est ma version à moi. Juste ce passage de l’écrit à l’oral, je trouve ça vraiment cool. Ce projet de médiation culturelle a entraîné tellement de création que là, on s’est dit on ne pouvait pas ne pas faire un livre. J’ai alors interpellé Planète rebelle, chez qui j’avais déjà publié. (Lever du jour sur Kinshasa, Apprentis poètes)

Q- Dans une courte biographie, j’ai lu que tu te définissais comme « prolétaire culturelle »… Ça fait partie de ton engagement, cette posture ?

R- (Rires)… c’est bon hein ? Je trouve que c’est important de prendre des positions claires sur certains projets, mais je trouve qu’être engagée en poésie, c’est au-delà de ça. Je sors beaucoup la poésie du livre, et pour moi, les rencontres sont quelque chose d’essentiel. J’ai toujours fait de la poésie sur scène. L’aspect sonore est important. Je serais prête aussi à m’engager pour le fait que la poésie ne soit pas engagée, liée, mais complètement libre.

Q- Je trouve que tes textes, contrairement à d’autres poésies engagées, sont beaucoup dans la mesure, dans la justesse, il y a un ton dans ton art qui n’est pas vindicatif dans sa forme, même s’il l’est dans son propos.

R- Je ne sais pas… Il n’y a pas de désespoir stérile dans mon œuvre, je n’aime pas ça. Mais je pense qu’il y a une certaine tristesse dans mes textes.

Q- L’expression qui me vient en tête quand je te lis, c’est la « justesse sociale ». Si je prends ton poème sur le projet du Phare, entre autres : « Ils voulaient un phare pour dominer le raz-de-marée des voitures dans la mer ». Il y a quelque chose de contemplatif dans ton constat.

R- Dans ce poème-là, c’est un poème que je chante, il y a une certaine tristesse, une certaine résignation et une certaine force. Quand je le chante, il y a quelque chose de baveux, et quelque chose de résigné. « Ils auront un phare minable ». C’est comme… tu l’as ton affaire, mais je suis encore là pour dire que c’est cave. J’ai une chanson que je vais faire le 3 novembre pour l’événement pour la défense des terres des Sœurs de la Charité; c’est justement ce que j’avais chanté pour le Cabaret désobéissant l’an passé. C’est un peu ça aussi : super lyrique, un peu résigné, pis en même temps ça dit des affaires… ben qu’il faut dire. Je pense qu’il ne faut pas juste se décrotter le nombril avec nos émotions quand on est poète. J’aime travailler la matière sociale, l’actualité, et les mots eux-mêmes. Ça c’est important pour moi. Je ne voudrais pas être juste à dire une cause. La poésie en tant que telle, il faut la défendre.

Zumthor a une formule que j’aime beaucoup. Il disait qu’il est un «optimiste sans espoir ». Je serais prête à acheter ça. On ne se fait pas d’illusions, ça va mal, je ne pense pas que je ferai une grosse différence, mais je sais que je suis capable de déplacer des affaires. Ma fille manifestait le 27 septembre, c’était tellement beau, mais je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’elle aussi allait avoir le clash un jour, comme j’ai eu le mien après le Sommet des Amériques. Dans l’art comme dans l’engagement politique, il y a toujours quelque chose à recommencer. Tu embarques dans une course, puis finalement c’était un détail dans une affaire énorme.

Q- Qu’est-ce qui te motive à continuer ?

R- Je ne peux pas faire autrement. Je veux faire ce que j’aime, et j’aime ça m’engager. Des fois je dis à mon chum que je ne sais pas encore ce que je vais faire quand je vais être grande (rires).

Je suis contente de continuer de m’engager dans mon quartier : j’ai travaillé avec des enfants de l’école Saint- Jean-Baptiste, j’ai travaillé avec les enfants du Carrefour Saint-Malo, j’ai donné des cours de poésie au Sherpa Moi mon trip, c’est d’entendre les poètes : je ne peux pas juste écrire de mon bord. […] L’oralité, ça devient vite collectif. Babel, ça n’avait pas le choix d’être collectif. C’est d’ailleurs la première histoire dont le sujet n’est pas individuel : le sujet, c’est une communauté. Mon rapport à l’oralité, c’est ça : quelque chose qui devient commun. Quand tu parles, tout le monde entend, alors que lorsque tu écris et que quelqu’un lit, c’est un rapport individuel.

J’aime ça défricher. Et même je bifurque quand je sens que ce sont des chemins trop battus. C’est ce que j’aime de la médiation culturelle : j’apprends aux gens à s’ouvrir des espaces. J’aime beaucoup l’idée de la jonglerie, tant en poésie que dans la vie. Je pense que je vais continuer de jongler avec des projets, de les monter du début à la fin, de créer des espaces pour que les gens s’expriment.

Une Babel de pierres vives

Éditions Planète Rebelle, 2019

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