Dans le miroir de l’affaire Claude Jutra

Publié le 24 février 2016

Par Pierre Mouterde

Dans l’affaire Claude Jutra —une fois qu’on a pu s’assurer de la validité des témoignages incriminants— ce n’est pas la question de la condamnation de la pédophilie qui, en soi, fait problème.

Après tout, on le sait sans doute beaucoup mieux que dans le passé, grâce notamment à la psychanalyse : parce que le désir humain est un désir qui ne se constitue que peu à peu au fil du développement même de l’enfant humain, et plus particulièrement du « petit enfant », toute relation sexuelle que ce dernier pourrait avoir avec un adulte risque a priori d’être dramatiquement traumatisante, psychiquement parlant. Ne serait-ce que parce qu’elle est profondément inégalitaire et sera vécue sur le mode de l’imposition obligée d’un pouvoir ou d’une agression. Et parce qu’elle a toutes les chances de s’enfermer dans la logique effrayante du tabou, de l’interdit et du silence culpabilisant.

Aussi ne peut-on que juger néfaste une telle relation et donc légiférer en conséquence. Avec, évidemment, toutes les nuances qui s’imposent en fonction de l’âge et des cas concrets tels qu’ils se donnent dans la réalité culturelle d’une société donnée à un moment donné de son histoire, car la pédophilie ne se réduit pas au seul prototype d’une relation entre adulte mâle et enfant, elle a à voir aussi avec l’inceste, la prostitution juvénile, la pornographie infantile, etc.

Non, ce qui fait problème, dans l’affaire Jutra de février 2016, ce n’est pas de condamner la pédophilie, c’est de le faire sur le mode d’un moralisme littéralement débridé, c’est-à-dire sur le mode d’une morale dégradée ou atrophiée : plus prompte sous le poids du conformisme à condamner aveuglément et à vouloir, coûte que coûte, punir sous la forme d’un lynchage médiatique, qu’à juger sereinement ou équitablement ; plus affairée à furieusement montrer des coupables à la vindicte populaire qu’à trouver des solutions de résilience tant du côté de la victime que d’ailleurs de l’agresseur.

Un morale qui plus est, si grégaire et si maladivement obsessionnelle que quiconque —on pense ici par exemple à Odile Tremblay ou encore à Chloé Sainte Marie— se trouve à vouloir en relativiser les impératifs, en apportant des nuances utiles ou de judicieuses mises en contexte, se voit soudainement et méchamment voué aux gémonies, sans autre forme de procès. Et là, il faut le dire, la confrérie médiatique des plumes conservatrices du Québec (Denise Bombardier, Jean-Jacques Samson, Richard Martineau, etc.) s’en est donnée à cœur joie.

Une morale enfin qui —en voulant avec les meilleurs sentiments du monde compatir et s’identifier à la victime— tend à confondre volonté nécessaire de briser le silence, ou encore résilience individuelle et libération possible, avec inquisition journalistique malsaine, confession médiatique sensationnaliste ou mise en scène « théâtralisée » et appréhendée devant les tribunaux. Ce qui, loin de permettre la résilience, c’est-à-dire d’aider celui ou celle qui a été blessé au plus profond de lui-même, de sortir de son statut de victime, tend à ré-ouvrir sans précaution ses blessures, plus encore à renforcer sa victimisation initiale.


Faire le bien, ou se protéger du mal ?

En ce sens, il est impossible de ne pas noter que l’affaire Claude Jutra dit quelque chose de notre société du début des années 2000, quelque chose de ses préoccupations et ses obsessions. En effet, ce qui semble nous intéresser aujourd’hui, c’est moins de « faire positivement le bien », par exemple en aspirant à changer le monde sur le mode politique, comme on avait tenté de le faire dans les années 60/70, quitte à briser – avec il est vrai d’indéniables dérapages— les tabous et obstacles de toutes sortes qui paraissaient en retarder l’avènement.

Ce qui semble nous intéresser, c’est plutôt de nous « protéger négativement du mal », en laissant libre cours au ressentiment et en nous employant –sur le seul mode moral— à stigmatiser des coupables transformés en bouc-émissaires ainsi qu’à nous installer sans grand risque dans une logique des apparences, celle de « la rectitude politique », toujours moins préoccupée du réel et des changements que l’on peut opérer sur lui, que des images qu’on peut avoir à son égard. D’où cette levée de boucliers qui soudainement a voulu jusqu’à bannir le nom de Claude Jutra de l’espace public.

Alors qu’il y a de par le monde tant d’autres scandales et obscénités, tant d’autres crimes sur lesquels on ferme les yeux sans grands états d’âme, en toute hypocrisie : traite massive des personnes, tourisme sexuel grandissant, pornographie hyper violente, réfugiés de guerre innombrables et abandonnés, sans parler de la corruption appréhendée de tant de gens de bien, au Québec même.

Après tout, pourquoi ne pourrait-on pas avoir l’intelligence de distinguer ce qui ressort de la vie personnelle et intime de Claude Jutra (avec toutes ses failles et fautes morales), et ce qui est de sa vie publique (son œuvre cinématographique, ses écrits, ce qu’il a apporté comme créateur à la société etc.). Et cela, sans que l’une vienne irrémédiablement pervertir l’autre ; sans non plus avoir à crier avec les loups et vouloir en finir au plus vite avec les rues, les places et les prix qui portent son nom ? Comme s’il s’agissait d’un pestiféré dont il faudrait à tout jamais oublier la mémoire, effacer la trace.

Ne serait-ce pas là une marque de sagesse et de prudence que d’imaginer que personne, à commencer par les plus grands contempteurs de Claude Jutra, n’est exempt de ces profondes ambivalences qui caractérisent le comportement humain et dont l’univers néolibéral d’aujourd’hui ne fait qu’amplifier la portée ?

 

 

 

 

 

 

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