Jaurès meurt… le siècle commence

Publié le 10 mai 2014
Au café du croissant, papier-coupé de Malcolm Reid, paru d’abord dans le journal Abraham en 1994. Nous sommes à Paris le 31 juillet 1914… Jean Jaurès tombe sous les tirs d’un jeune assassin d’extrême-droite.
Au café du croissant, papier-coupé de Malcolm Reid, paru d’abord dans le journal Abraham en 1994. Nous sommes à Paris le 31 juillet 1914… Jean Jaurès tombe sous les tirs d’un jeune assassin d’extrême-droite.

Par Malcolm Reid

En 1914, il y a cent ans, il y avait de grands empires coloniaux dans le monde. Le Britannique, le Français. L’Austro-hongrois, l’Allemand, le Russe. Le Turc, qu’on appelait aussi l’Ottoman. Je leur accorde des majuscules pour mettre l’accent sur leur puissance. Et disons-le, quand il y a tant de colonisateurs, il y a aussi beaucoup de colonisés. La liste des empires n’est pas complète : l’Américain n’est pas encore vraiment là. Il gratte seulement à la porte, avec ses récents gains en Amérique latine, dont Porto-Rico.

Et les frictions de ces empires faisaient un monde où la guerre menaçait à tout instant.

À l’été de 1914, une grande guerre entre les Allemands et les Turcs d’un côté, et les Franco-britanniques de l’autre, s’en venait à grands pas.

En même temps, une autre structure prenait forme : le socialisme, une idée née chez les travailleurs de tous ces empires. L’idée montrait ses muscles. Des usines se construisaient partout, se remplissaient de travailleurs. Dans ce mouvement international, la guerre était la lutte entre classes sociales. C’était à l’intérieur de chaque pays, chaque classe ouvrière faisant pression sur chaque classe dirigeante… Entre pays, la fraternité des travailleurs s’esquissait, d’un pays à l’autre, et ouvrait un espoir de paix. (Il s’agit de travailleuses aussi. Mais le féminisme n’avait pas encore beaucoup coloré le mouvement.)

« Le capitalisme génère la guerre », disait Jean Jaurès, le grand chef du socialisme en France.

C’était un homme de la classe moyenne qui avait réussi à s’enraciner chez les travailleurs du verre et les mineurs de la région de Toulouse, dans le sud du pays : Jaurès était ce qu’on appelle aujourd’hui un Occitan. Il appuyait les grèves de ces travailleurs et travailleuses, il parlait pour eux au parlement. Il avait 54 ans, il était donc un homme formé au 19e siècle. Mais son action allait marquer le 20e. Comment ? Bientôt des soldats allemands tireraient sur des soldats français, et les Français riposteraient en tirant sur les Allemands. Sur d’autres fronts, ce serait des hommes de nationalités différentes tirant les uns sur les autres, des armées toujours essentiellement composées de travailleurs. Personne ne savait que cette guerre serait baptisée plus tard la Première Guerre mondiale. Mais on voyait les bombes, mines, baïonnettes, munitions, mitrailleuses, plus grosses et plus meurtrières que jamais, se mettre en place. Jaurès allait intervenir, c’est sûr.

Cet affrontement entre nations, il essaierait de le transformer. Il évoquerait plutôt l’affrontement entre travailleurs et patrons. L’homme avait 54 ans et sa voix tonnait jusqu’au fond de la salle. Jaurès n’était pas un pacifiste pur. Il avait écrit un livre sur la bonne structure pour une armée dans une démocratie; il était un fils de la Révolution française et de la Prise de la Bastille, une démocratie se défendant pas les armes. Son attitude était celle du chansonnier américainWoody Guthrie :

A rich man’s war

I could not fight So

I ran for the border

To keep out of sight.

Jaurès n’était pas le seul à voir les choses comme ça. Il prônait un socialisme d’industries nationalisées, contrebalancées par une société civile active, pluraliste, et par un mouvement coopératif. Une demi- douzaine de thèmes de gauche étaient présents dans sa philosophie politique. Il les maintenait en équilibre. Son point faible était sans doute le peu de liens de son mouvement avec le féminisme du temps. Il était laïciste, et aussi tolérant envers les religions. Il était anti-dictature, mobilisant les Français contre des manifestations d’extrême-droite dirigées par d’anciens généraux, qui essayaient de faire un coup d’état dans le pays. Il était antiraciste, anticolonialiste. Adepte de l’industrie et du génie technique, il restait amant de la nature. Il croyait surtout à la culture socialiste, et avait fondé le journal quotidien l’Humanité pour la bâtir. (Ce n’est que des années après sa mort que le journal est devenu communiste, en allégeance à Moscou).

Dans l’Internationale, les socialistes français étaient liés aux socialistes d’un peu tous les autres pays, et il faut retenir que c’était avant la Révolution russe; la division de ce mouvement en factions socialiste et communiste n’avait pas encore eu lieu. Moscou était une capitale parmi d’autres, le Tsar solidement au pouvoir. Tous étaient dans le même mouvement, et beaucoup d’anarcho-syndicalistes en faisaient aussi partie. Deux ans plus tard, en pleine guerre, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht ont saisi l’occasion du Premier Mai pour inciter les soldats allemands à jeter leurs armes, à déserter la guerre, à imposer la paix.

Il est clair qu’un vrai mouvement, suivant les incitations de Jaurès et Luxembourg, aurait eu à prévoir des cachettes pour protéger les déserteurs. Il aurait eu à imprimer et distribuer, sur des presses clandestines, des tracts justifiant leurs actes. Le mouvement aurait eu des grèves à organiser, à coordonner avec des pays « ennemis ». Grèves générales, non ? Assez vite, il aurait fallu sortir de la clandestinité, et confronter chaque État guerrier. En même temps, les sympathisants qui étaient visibles, qui étaient au vu du public, auraient eu à plaider la cause. Jaurès comprenait les médias de masse. Il avait fondé l’Humanité en 1904, et ce journal aurait eu toute une tâche à accomplir ! Le vrai vingtième siècle commençait, et les antiguerre étaient face à quelque chose qu’on pourrait, peut-être pour la première fois de l’histoire, appeler The War Machine. Face à cette machine, ils essayaient d’improviser un peace movement. Un mouvement de citoyens réclamant la paix. En juillet 1914, Jean Jaurès allait au plus urgent. Il y avait un climat de guerre, disait-il, l’Allemagne l’avait créé, mais la France aussi, car la France avait envahi le Maroc peu de temps avant.

La guerre s’en venait

Cette guerre, il l’arrêterait s’il pouvait. Il est entré dans une frénésie de discours et de voyages, en ce mois de juillet. Paris, Bruxelles, Lyon, Dijon. Ses discours avaient tous le même thème. « Que tous les prolétaires, français, anglais, allemands, italiens, russes(…) nous demandons à ces milliers d’hommes de s’unir, pour que le battement de leurs coeurs écarte l’horrible cauchemar. » Ces propos ont enragé un jeune homme d’extrême-droite, Raoul Villain. Ils offensaient son patriotisme, son désir de guerre contre les Allemands. Fin juillet, Jaurès était avec ses amis du journal l’Humanité, prenant une bière au Café du Croissant. Ils venaient de boucler leur édition du 1er août 1914. Villain a tiré à travers une fenêtre, ouverte sur l’air de la nuit. Jaurès s’est écroulé au sol. Le lendemain, la Première Guerre mondiale a commencé. Jean Jaurès n’a pas vu cette guerre. Il n’a pas vu la Deuxième Guerre mondiale non plus, il n’a pas vu Hiroshima. Mais je pense qu’on peut dire qu’il a marqué le vingtième siècle.

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