Écologie et aliénation

Par Gilles Côté en collaboration avec France Edisbury
Publié le 26 septembre 2019

 

Manifestation à Québec le 15 mars 2019. Photo: DDP

L’humanité est entrée dans la Fête finale, un grand bal de la vie et de la mort, la grande apothéose !

Bertrand Tavernier, La vie et rien d’autre, 1989

L’écologie explore nos rapports tronqués à la nature, à la société et à la culture. Et cette possibilité unique dans l’histoire de s’autodétruire… C’est là l’Énigme de notre temps.

Mais l’écologie contemporaine peut aussi contribuer à re-fonder le concept d’environnement en termes de configuration nature/société/culture, cette trilogie constituant une totalité significative. Cependant, dans ce XXIe siècle, nous sommes en présence de la possibilité d’une destruction massive de la nature, de l’avènement d’une pauvreté tant économique que sociale, politique et culturelle.

On a même évoqué la fin de notre civilisation, et non pas celle de la Terre… dans l’Anthropocène sixième extinction.

On a interprété de multiples façons ce concept d’écologie jusqu’à le galvauder en l’associant, par exemple, à l’individu qui valorise la nature comme simple habitat, ou encore à la personne qui se nourrit de produits biologiques. En fait, depuis les années soixante-dix, l’écologie signifie tellement de choses que l’on peut n’y voir qu’un indéchiffrable puzzle ou simplement un effet de mode pas toujours très pertinent…

Mais une chose est certaine : l’écologie comporte plusieurs facettes qu’il est essentiel d’envisager si l’on désire comprendre de quoi il retourne. C’est dire qu’elle peut se présenter à nous comme : 1) une discipline scientifique, 2) une théorie critique de l’économie, 3) une critique de la société dite post-industrielle ou post-moderne, 4) un projet politique 5) une morale, 6) un mouvement social contre-culturel, 7) une attitude d’esprit… et nous passons.

Naissance de l’écologie

Quoi qu’il en soit de toutes ces perspectives, l’écologie serait née en 1866 de la jonction, opérée par le biologiste allemand Haeckel, de deux racines grecques : oikos, signifiant « maison » ou « habitat », et logia, signifiant « discours ». En somme, l’écologie se veut principalement une science de l’habitat, et ce, comme domaine de la biologie décodant les interactions qui se produisent entre les êtres humains et leur environnement immédiat. C’est le sens premier de l’écologie.

Cependant, elle est plus que cette science de l’environnement d’abord définie par Haeckel. En effet, l’écologie met en lumière cette crise globale qui va étonner la fin du siècle passé : une crise nous montrant que se dégradent autant les équilibres naturels que les structures économico-sociales, le sens du politique comme projet humanisant, la culture comme projet de libération des industries culturelles.

On parle donc maintenant de crise écologique globale, crise qui touche tous les aspects de la condition humaine. Conséquemment, l’écologie n’est pas uniquement l’apanage des scientifiques ou de quelques illuminés. Elle intervient dans le champ politique. Mieux encore, elle fait partie d’un vaste débat idéologique inscrit dans un mouvement social prônant la non-réduction de l’être humain aux rapports de production, au travail et à la consommation.

Du moins, désire-t-on sortir d’une logique économique et sociale strictement instrumentale. « De fait, l’idéologie écologiste remet en question le déterminisme scientifique et technique qui conditionne le développement des sociétés modernes s’interrogeant sur l’influence de la pensée scientifique et sur celle de la technologie dans le choix de société et le mode de vie »1. De cette manière, l’écologie prend la figure d’un écologisme, d’une vision globale des êtres et des choses.

Plus près de nous, c’est l’approche systémique qui va servir de fondement théorique à l’écologie. Cette approche structure l’écologie en ce sens qu’elle met en évidence que tous les éléments de l’univers, y compris la société, sont en constante interaction, qu’ils se meuvent dans un gigantesque réseau de relation. Mais cette totalité se doit, pour les écologistes, d’être centrée sur l’idéal d’une société participative, solidaire et conviviale. Nous sommes donc en présence d’un système écologique planétaire articulé à un évolutionnisme voulant que notre société atteigne cet idéal : c’est la facette idéaliste de l’écologie.

Même que l’on assiste, chez certains écologistes, à une sacralisation de la Terre: la désaliénation s’opérant grâce au retour du Sacré. Celui-ci suit, en cela, la critique de l’utilitarisme économique jugé néfaste en regard de la stabilité des cycles naturels et de l’équilibre social. On se rappellera la critique virulente de Jean Dorst : « L’Homme est apparu comme un ver dans un fruit, comme une mite dans une balle de laine, et a rongé son habitat en sécrétant des théories pour justifier son action ». Il poursuit : « La civilisation que nous sommes en train de créer, en supprimant tout ce qui faisait le contexte de notre vie jusqu’à présent est peut-être une impasse ; elle ne mène peut-être à rien, sauf à la ruine de l’humanité » 2.

Après une telle critique, il peut être aisé de sacraliser la Nature, de lui accorder une essence divine à la manière de Feuerbach pour l’être humain. Comme le mentionne Joël Rosnay, l’écosociété apparaît fondé sur le religieux. On nous dit : « Un sentiment religieux […] irrigue toutes les activités de l’écosociété. Il sous-tend et valorise l’action. Il confère l’espoir que quelque chose peut être sauvé » 3.

La croissance remise en cause

Cependant, sacralisée ou non, l’écologie, fondée sur l’approche systémique, n’isole pas un élément de la totalité à laquelle il appartient. En somme, tout est en relations plus ou moins harmonieuses. On parlera d’un système écologique ou écosystème qui se définit comme l’ensemble relativement homogène et organisé des relations réciproques liant les espèces vivantes entre elles et au milieu qu’elles habitent.

C’est Joël de Rosnay qui ,en s’inspirant des modèles biologiques plutôt que des constructions physiques , a raffiné l’approche systémique. Cette dernière, au contraire de la méthode analytique, n’écarte pas le sujet étudié mais l’insère dans le système duquel il origine et participe. D’où l’émergence d’une vision globale.

À la fin du siècle dernier, l’écologie s’est arrêtée à la crise de l’économie néolibérale ainsi qu’à celle de l’ancienne économie socialiste. En fait, c’est l’économie de croissance qui est remise en cause. On critique le modèle économique dominant en constatant ses effets pervers tant pour la nature que pour la société. Conséquemment, nous serions en présence d’une crise écologico-sociale nécessitant une mutation qualitative fondamentale qui nous mènerait vers une civilisation pluraliste nommée écosocialiste, anti-autoritaire, pacifiste ou féministe…

On peut lire, à propos d’une mort civilisationnelle qui pourrait nous surprendre, dans un ouvrage-manifeste encore pertinent : « C’est l’espèce humaine qui violente le mouvement de la nature. Au-delà des pollutions et de l’épuisement de diverses ressources, elle peut provoquer des cataclysmes de l’ordre de grandeur des éruptions volcaniques ou des tremblements de terre, ou davantage. Elle a commencé à décimer les espèces animales et végétales, à bouleverser les chaînes alimentaires. Elle installe des poisons dans l’écosystème pour des milliers d’années. Elle modifie la composition chimique de l’atmosphère. À l’extrême elle peut, dans un hiver nucléaire, supprimer presque instantanément, par la guerre, toute vie supérieure sur la planète.

Les auteurs poursuivent :  « Jamais dans l’histoire de la Terre des modifications d’une telle amplitude ne se sont produites en des temps aussi brefs. En changeant d’échelle et de vitesse, la relation de la société avec la nature change en partie de sens. Ce n’est pas la nature qui est mise en péril. Elle continuera quoiqu’il arrive. Ce qui approche d’un état de détresse, c’est la forme actuelle de vie terrestre, en premier lieu la vie humaine. Le principal résultat du capitalisme, c’est cela. Jusqu’à ce jour le socialisme a été incapable de contrecarrer ce mal développement. Au contraire, il est parvenu au même résultat dans des délais plus brefs »4.

La croissance pour elle-même

Catastrophisme ou non, c’est l’économie de croissance – la production-destruction – qui a intérêt à effectuer un important virage… Mieux encore, il serait possible de dépasser cette logique économique autonomisée qui ne tient pas compte ni de la nature, ni de l’humain. C’est en ce sens que notre monde vivrait une crise globale tant économique, sociale que culturelle et écologique comme nouvelle aliénation qui dépasse largement celle décrite par Marx.

Cette crise originerait de l’opposition de l’économique autonomisé, l’utilitarisme outrancier qui pille la nature et exploite les êtres humains, au vivant soit au social et à la culture. Par ailleurs, la religion du travail, l’idéologie de la quantité en plus de l’idolâtrie de la croissance pour elle-même, renforcent le fétichisme de la marchandise mis en lumière dans le Capital par Marx au XIXe siècle. Cependant, à cette époque, la croissance économique ainsi que le travail apparaissent comme des potentiels de libération tant des forces sauvages de la nature que de la rareté.

Le désenchantement que nous connaissons

De nos jours, dans une période d’abondance, il s’avère nécessaire de protéger la nature et l’humain contre les effets néfastes du productivisme. Dans cette perspective, la croissance économique et le travail seront  plutôt des causes d’aliénation, du fait de la domination de cet utilitarisme qui réduit tout à une instrumentalisation de court terme : cela provoquant le désenchantement que nous connaissons. On nous dit : « En tant qu’ensemble d’échanges entre les sociétés et la nature l’économie constitue, depuis quelques deux millions d’années, la base matérielle de la vie et de la reproduction de tout groupe humain. Mais le capitalisme a érigé l’économie en système fermé, abstrait de la nature et dominateur. En peu de siècles, l’économique a bouleversé les sociétés en posant à la fois que les besoins sont illimités et que la nature a la capacité illimitée de les satisfaire ».

Et l’on poursuit : « C’était tout réduire à l’utilité immédiate. Le champ immense de ce qui ne peut être instrumentalisé, traduit en termes d’efficacité économique, fut regardé comme luxe, superflu, paresse et utopie. À moins que cela ne fut marchandé. Pour cet utilitarisme, les écosystèmes ne sont que des mondes inertes, pillables et empoisonnables à merci.

L’être humain devient force de travail et capacité de consommation ; de sujet, il est transformé en objet ».(5).De sorte que l’être humain se mutile selon les exigences d’un économisme  axé sur la valeur d’échange au détriment de la valeur d’usage.

Comment sortir de ce cercle?

Mais comment sortir de ce cercle infernal que représente la production-destruction ? Est-il possible d’envisager concrètement une société désaliénée ou pluraliste ? Premièrement, toujours selon les auteurs de cet ouvrage-manifeste,  il faudrait commencer par ne plus réduire l’être humain à sa force de travail, à ne plus instrumentaliser la nature et l’humain. En fait : trouver d’autres finalités à la production, dépasser l’étroit utilitarisme en remettant l’économie à sa place.

Cela permettrait d’envisager les rapports nature/société/culture de manière globale en visant la réalisation de l’individu intégral. En somme, c’est d’une rationalité inédite dont nous aurions besoin. Celle-ci exigeant la possibilité de s’autodéterminer en modifiant notre manière de produire et cela, en tenant compte du rapport production/cycles naturels. En conséquence, cette rationalité écologique et humaine qui valorise le long terme plutôt que le court terme, serait à la source de l’émergence d’une pensée globale, planétaire, liée à l’urgence d’une transition écosocialiste qui nous conduirait à la création d’interactions créatrices entre les écosystèmes et l’économique.

On nous dit : « La société ne trouvera d’issue qu’en combattant et en quittant le mode actuel de production et de consommation. Désormais, tout compromis historique, transitoirement établi en fonction des problèmes et des rapports de force, devra faire avancer ensemble le social et l’écologique… La réponse à ce défi ne viendra ni de la nature ni de l’économie en tant que forces inconscientes. Elle ne peut venir que des êtres humains conscients et associés. Elle ne sera pas essentiellement technique, mais culturelle. C’est-à-dire au sens vrai, politique » (6).

Passer à l’homo écologicux

Pour accéder au stade d’une société écologique, d’une écosociété, il faudra donc coupler l’économique, le social, le politique et l’écologique dans une perspective libérante, non-asservissante tant vis-à-vis de la nature que pour l’être humain. En ce sens, l’écologie est politique par ce désir de réconcilier nature/société, individu/collectivité. Pour s’effectuer, cette réconciliation devra nous faire passer de l’Homo économicus – comme être humain abstrait, scindé en fonctions économiques vivant dans un monde hostile, sans coopération et réciprocité – à l’Homo écologicus – comme être humain désaliéné qui vit en symbiose avec son milieu et ses semblables en développant toutes ses capacités.

C’est l’individu intégral qui est visé dans un univers ayant atteint l’autodétermination, non dominé par l’économique. Cela serait possible grâce à une transition écosocialiste promouvant, on l’a dit, la nature, le social et la culture plutôt que l’unique niveau économique ou technique.

Un monde totalement nouveau serait donc créé, si l’on sort d’un étroit économisme-productivisme qui nous empêche d’envisager la multiplicité propre à l’être humain. « L’humanité existe comme une unité. Mais elle ne peut pas se réaliser, à l’époque moderne, conformément à un modèle unique. L’issue est dans une pluralité de formes écosociales. Plutôt une planète des cultures qu’une culture planétaire. Une planète pluriverselle»(7). Mais cela est-il possible en notre Anthropocène avec cette empreinte écologique irréversible que nous avons laissée?

Apocalyspe Now

Références

Simmonet, Dominique. 1982. «L’écologisme» dans : P.U.F. Que sais-je ?, p. 7. Paris

Dorst, Jean. 1965. «Avant que Nature meure» dans : Neuchâtel Delachaux et Nieslé, p . 13. Paris

De Rosnay, Joël. 1979. «Le macroscope» : dans Éditions du Seuil, p. 283. Paris

Jumquin, P. et al. 1990. «Pour une alternative verte en Europe» dans : La Découverte, pp. 12-27. Paris

Biographie

Gilles Coté est détenteur d’une maitrise ainsi que d’une scolarité de doctorat en sociologie (Université Laval, 1982-1984). De 1992 à 2012, il a été collaborateur pour le magazine littéraire Nuit Blanche de Québec.

Formée en communications et en comptabilité, France Edisbury a travaillé dans le milieu de la musique et du cinéma ainsi qu’auprès d’artistes conteurs et de comédiens en théâtre d’intervention participative.

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