Fuck toute: spectacle de Catherine Dorion et Mathieu Campagna à la Maison de la littérature

Publié le 12 mai 2016
Visuel du spectacle.  Illustration: Pierre Bouchard
Visuel du spectacle.               Illustration: Pierre Bouchard

Par Pierre Mouterde

Que feriez-vous si vous appreniez qu’il ne vous restait que 3 jours à vivre ? Telle pourrait être la question de fond qui se trouvait au cœur du dernier spectacle Fuck toute qui se donnait à la Maison de la littérature les 5-6-7 mai 2016 et qui, par son originalité comme par la profondeur de ses vues, mérite qu’on en parle et qu’on cherche à le faire revivre !

En tous cas, à Droit de parole, c’est ce genre d’expression culturelle que nous encourageons et voulons faire connaître. Coûte que coûte! C’est ce qu’on serait en droit de demander au théâtre ou à tout spectacle se revendiquant d’une véritable démarche artistique : qu’il nous divertisse, certes, mais qu’il fasse aussi beaucoup plus que cela, qu’il nous branche sur nos émotions les plus profondes, nous bouscule et nous permette de voir soudain le monde autour de nous d’un œil neuf.

En somme, qu’il nous aide à vivre avec cette lucidité joyeuse dont nous avons tant besoin aujourd’hui et qui, comme le dit René Char, reste au fond de nous comme « cette blessure la plus rapprochée du soleil ». Et c’est d’emblée ce que Catherine Dorion veut nous faire sentir à travers ces collages de textes issus de blogues ou du célèbre Comité invisible ou encore de montages produits en compagnie de Mathieu Campagna, et que l’un et l’autre nous livrent avec passion tout au long de ce spectacle.

S’il y a bien une misère à laquelle nous sommes condamnés aujourd’hui, et qui nous fait secrètement souffrir, s’il y a donc une misère à laquelle nous n’échappons pas, celle-ci ne se réduit pourtant pas au seul manque économique ou à un salaire minimum dérisoire. Elle est existentielle, embrasse la totalité de notre être et touche à notre regard le plus intime sur la vie.

Et cela, sans même bien souvent nous en apercevoir. « Comment se fait-il, s’interroge Catherine Dorion en citant Nancy Houston au tout début de son show, que nous soyons si fermés à cet aspect esthétique de la vie, qu’on ne se soucie plus de transmettre aux générations futures de la beauté, qu’on estime normal de mettre devant les yeux de nos enfants un enchainement chaotique de restaurants fastfood, de stations-services, d’édifices disgracieux, de centres commerciaux. Comment faisons-nous pour croire que cette hideur ne déteindra pas sur nous ? »

Et, pourrait-on ajouter, sur notre monde tout entier : le monde des lieux que nous habitons et qui font pays ou bien patrie, mais aussi celui de tous les liens que nous tissons avec d’autres.

De la misère contemporaine

Or ces lieux et ces liens — racines de notre humanité — les voilà dans Fuck toute, nommés avec humour, ou alors mis en carte au travers de formules choc ou de jugements ciselés au couteau. Avec cette volonté têtue de nous faire apercevoir, sentir tout ce que nous ne voyons pas ou plus et qui — à travers les flux aliénants de l’ordre marchand et de ses rengaines publicitaires étourdissantes parasite, défigure notre existence : « Ce n’est pas le temps qui passe vite, ce sont tes journées qui sont identiques, ce sont tes projets qui n’avancent pas, c’est ta vie que tu laisses filer comme ça ». Ou encore : « tout le monde est stressé, les filles prennent des pilules, les gars de la boisson (…) tous sont sujets aux troubles de l’adaptation (…) et leurs enfants candidats « au Ritalin ».

Avec pour conclusion ce diagnostic implacable : « la vérité c’est que nous avons été arrachés à nos appartenances. Nous ne sommes plus de nulle part. Notre histoire est la destruction de tous nos enracinements. Nous avons été expropriés de notre langue par l’enseignement, de nos chansons par la variété, de nos chairs par la pornographie de masse, de nos villes par la police, et de nos amis par le salariat ».

C’est que dans Fuck toute, la misère n’est pas qu’individuelle, elle a aussi son versant collectif, un versant que l’on n’aura pas de peine à observer partout, en particulier si l’on habite à Québec, qui en prend ici pour son rhume : « Québec est sans contredit la ville la plus réprimée, moralement pulsionnellement, du non-pays dont elle est la capitale (…) le gros projet social qui occupe la politique municipale, c’est un aréna bâti pour une équipe de hockey qui n’existe pas (…) Québec : sa blancheur xénophobe, son unanimisme forcené, son petit napoléon populiste autoritaire, son idéologie travail, famille, patrie, euh, non, excuse, pas de patrie (…) qui attise la haine envers tous les non-conformistes (…) Québec a définitivement besoin de prendre une ostie de brosse une fois par année. »

Que faire alors ?

Y a-t-il une porte de sortie à ces durs constats ? Oui bien sûr, et c’est autour de celle-ci que le spectacle s’orientera peu à peu, en nous montrant même quelques unes des étapes par lesquelles il serait possible de passer. Pour commencer, il faut partir comme nous conseille Catherine Dorion au milieu du spectacle, de sa subjectivité même, de ce qu’on « éprouve comme vrai » : « tout événement produit de la vérité en altérant notre rapport au monde : une rencontre, une découverte, un vaste mouvement de grève, un tremblement de terre, etc. (…) il y a une vérité sous-jacente à chaque geste, à chaque situation. (…) la vérité n’est pas quelque chose que l’on détient, mais quelque chose qui nous porte.

Elle me fait et me défait, me constitue comme individu… (…) me rapproche de ceux qui l’éprouvent (… ) tout processus insurrectionnel part d’une vérité sur laquelle on a décidé de ne pas céder et qui nous aide à rejoindre d’autres ». Rappelez-vous le « Printemps érable » et son cri du cœur répété à l’envi dans les rues occupées : « la loi spéciale on s’en câlisse » C’est là la grande idée : il n’y a pas d’un côté le « moi » et de l’autre le monde ou la société. Il n’y a qu’une seule et même réalité à laquelle nous sommes sommés de participer : « chaque marée noire, chaque plaine stérile, chaque espèce en péril est à l’image de nos âmes en lambeaux, de notre absence au monde, de notre impuissance intime à l’habiter (…) le ravage de l’environnement n’est rien à côté de l’effarante ruine de nos intériorités ».

Un théâtre de l’amitié et de la convivialité

Comment tout cela se donne à entendre dans le spectacle de Catherine Dorion et Mathieu Campagna Fuck toute ? De manière tout à fait originale, car c’est dans une petite salle et la plupart du temps dans l’obscurité que les spectateurs partagent cette démarche et y participent à leur manière. En se laissant peu à peu emporter par la magie des mots et des images, et surtout en se voyant convier à retrouver — pour eux-mêmes — ce qui les fait vivre au plus profond. À la toute fin, chacun pourra, s’il le veut bien, expliquer à tous ce qu’il ferait s’il ne lui restait que 3 jours à vivre; raconter en somme les lieux et les liens qui le font et qu’il voudrait sauver du désastre.

C’est là tout l’intérêt de ce spectacle. On en sort un peu plus léger, mais aussi enraciné dans ses vérités les plus profondes. N’est-ce pas le plus beau cadeau qu’une soirée au théâtre puisse nous offrir ? « la vérité c’est que nous avons été arrachés à nos appartenances. Nous ne sommes plus de nulle part. Notre histoire est la destruction de tous nos enracinements. » Visuel du spectacle.

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