
En utilisant sa riche histoire familiale comme matière première, Emmanuel Carrère parvient à transcender l’anecdote pour parler de l’état du monde.
Emmanuel Carrère, à qui l’on doit une quinzaine de titres, dont La Classe de neige, L’Adversaire et Limonov (P.O.L., 1995, 2000 et 2011), avait une mère d’exception. Une mère si exceptionnelle, en fait, qu’elle aura droit à des obsèques nationales après sa mort survenue le 5 août 2023.
Hélène Carrère d’Encausse, soviétologue, femme politique et secrétaire perpétuel (elle-même tenait au genre masculin de l’adjectif ) de l’Académie française, est née Hélène Zourabichvili le 6 juillet 1929 à Paris au sein d’une famille d’émigrés d’origine géorgienne et russe. Et pour l’essentiel, c’est l’histoire extraordinaire de cette figure intellectuelle hors du commun, « sa spectaculaire ascension de petite fille apatride jusqu’au sommet de la société française », que raconte Kolkhoze.
En 1922, à la création officielle de l’Union soviétique, les Russes qui avaient quitté le pays pour cause de Révolution ont été privés de leur nationalité. Les Zourabichvili, issus de la grande aristocratie, sont du lot. Exilés en France, ruinés, ils deviennent de nouveaux pauvres. Georges, le père de famille, est tué (assassiné ? exécuté ?) en 1944, apparemment pour cause d’intelligence avec l’ennemi. Hélène, elle, obtient la nationalité française en 1950 et, en 1952, épouse Louis Édouard Carrère, qui fera carrière dans les assurances. Diplômée de Sciences Po, d’abord elle enseigne, puis elle publie des livres… « Chacun de ses livres est un best-seller », écrit aujourd’hui son fils.
Bien davantage récit biographique que fiction romanesque, Kolkhoze est une œuvre hybride, au demeurant un peu indéfinissable mais assez fascinante, d’abord et surtout parce que l’histoire de la famille Zourabichvili a des airs de saga et se fond avec celle du 20 e siècle, des derniers jours de la « Sainte Russie » jusqu’à l’éclatement de l’Empire soviétique. Une histoire qui se poursuit, comme le montre la guerre en Ukraine…
Et nous sommes en présence de personnages éminemment romanesques, à commencer par Hélène Carrère d’Encausse elle-même, qui, ici, n’apparaît pas forcément sympathique. Pour résumer : une «intellectuelle de droite» préférant de loin Boris Eltsine et Vladimir Poutine à Mikhaïl Gorbatchev, qu’elle assimile à un suppôt de l’Occident, et accusant un fort penchant pour le bling-bling social, pour le faste et ses pompes. Aristocrate, toujours et à jamais. Côté style, on a parfois l’impression de plonger dans un roman de Dostoïevski… et de déballer un œuf de Fabergé – chacune de ces pièces au luxe inouï fabriquées à partir de pierres et de métaux précieux contenait une « surprise » rappelant un événement cher à la famille impériale.
Mais Kolkhoze provoque aussi un certain malaise, pour cause de (trop ?) grande incursion dans la vie privée, par exemple lorsque sont évoqués les compromis, voire les humiliations qu’endure Louis Édouard Carrère, mort en décembre 2023, quelques mois après Hélène, pour res- ter avec la femme qu’il adule. Et le lecteur se sent voyeur. Bon, ça n’a pas empêché Emmanuel Carrère de remporter le prix Médicis pour ce récit «familial».