Il fait beau et chaud ce matin-là, en ce lendemain de Fête nationale, et ce samedi s’annonce comme une journée mémorable. Une journée de rêve. Il y a quelque chose de doux et pétillant dans le fond de l’air et ça sent bon le limon, la rose et le lilas sur la rue Champlain, cette vieille route qui serpente entre les falaises escarpées du Cap-Diamant et les maisons de briques et de bois du Cap-Blanc.
Arrivé sur la bande de végétation s’étendant entre la piscine Notre-Dame-de-la-Garde et les bâtiments de la garde côtière, je m’installe confortablement dans l’herbe près d’un taillis où des bruants chanteurs roulent frénétiquement des trilles pour protester contre ma présence.
Devant moi, immuable, impassible et piqueté de petites voiles blanches bougeant comme des papillons aux ailes fragiles, c’est le fleuve Saint-Laurent dans toute sa force tranquille. À côté, crinière au vent et galopant silencieusement sous une haie d’érables, s’alignent The Horses, une huitaine de chevaux d’acier créés par l’artiste saskatchewanais Jos Fafard. Tout près, marguerite à l’oreille et revêtant de longues robes vaporeuses, deux jeunes femmes pique-niquent sous un faux-tremble où s’ébattent des cardinaux rouges.
Tout est si beau, si bien. J’en ai les larmes aux yeux tellement ce moment est un pur ravissement, et je ne peux m’empêcher d’avoir une chaude pensée pour feu mon vieil ami Marc Boutin, cet artiste et géographe visionnaire qui aimait tant ces lieux idylliques.
J’ai de quoi manger et j’ai sorti de ma besace une vieille édition du journal Droit de Parole pour la relire, mais vu la douceur et la quiétude du moment, je ne tarde pas à glisser dans une de ces bienheureuses torpeurs méditatives dont je suis coutumier après un effort physique constant.
Suis-je mort ? En train de rêver ? Ou fais-je une de ces rares sorties astrales comme durant ma jeunesse ? Je ne sais trop, mais au bout d’un moment, de façon lucide et consciente, je me vois quitter mon corps et planer de-ci de-là le long du fleuve en m’extasiant comme un enfant de pouvoir regarder librement les équipages à la manœuvre sur les embarcations en tous genres : remorqueurs, vraquiers, croiseurs, catamarans et bateaux de plaisance.
Ivre de soleil et de joie pure, je vole comme un oiseau et je ne voudrais plus que ça s’arrête, tellement c’est bon ! En face de la Batterie royale, le long de la jetée, je m’apprête à fondre sur le poussif Louis-Jolliet et ses croisiéristes quand soudain, venue de nulle part, j’entends une voix calme et assurée déclamer des vers que je ne connais que trop bien …
Pleurez autobus désolés ! Hurlez petits écoliers taxés !
Frappez qu’on vous ouïsse ! Belles témoins de Jéhovah timides !
C’est le début d’Introïbo ad altare, le très long poème de mon ami Marc ! Et devant moi, le visage grave et souriant, le torse et la tête nimbés d’un halo vert et bleu, c’est nul autre que lui flottant doucement dans le sillage du bateau-cuve ! ! !
— On se promène au royaume des morts maintenant ? lance-t-il, de son ton goguenard si familier.
Je suis paralysé, sans voix, mais aussi transporté par un immense sentiment d’allégresse, tout en n’étant pas trop surpris finalement. Car quoi ? N’est-ce pas ici, du haut du traversier, que j’ai dispersé un peu de ses cendres, il y a trois ans ? N’est-ce pas ici, devant le promontoire que j’ai fait le souhait de revoir mon vieil ami au moins une fois de mon vivant ?
— M-Marc ! réussis-je à articuler. Je suis tellement content de te voir. Comment vas-tu ? Où te tiens-tu maintenant que … ?
— Je séjourne ici, dans les alentours, dans un entre- monde parallèle, en attendant d’aller vers une autre source d’énergie, répond-il sans ouvrir la bouche et s’amusant de mon étonnement devant cette manifestation de télépathie.
— Mais … ?
— Je rôde autour des miens, poursuit-il avec ce demi- sourire qui le rendait si irrésistible de son vivant. J’alimente le feu des souvenirs et je sème mes poèmes à tout vent … Je m’introduis aussi dans vos rêves, j’épanche des chagrins, j’insuffle du courage à ceux qui en besoin et avant le grand départ, je me plais à hanter ces lieux que j’ai tant arpentés : la traverse, le Vieux-Québec …
— Ah bon ? ! Mais …
— Et je ne suis pas seul, ajoute-t-il en pointant un brouillard grisâtre où des formes au contour lumineux remuent tel un amas de vers luisants dans un bocal. Avec les mauvais compagnons décédés, enchaîne Marc, tous ceux qui comme moi attendent la grande montaison : les peintres alcooliques, les poètes suicidés, les géographes rebelles, les politiciens repentis, les ratés, les incompris et les hors norme, nous passons notre temps à affronter la Ville en enquiquinant les complaisants, les gâcheurs, les vendus, les véreux, les défaiseurs et les rampants. Pour tout dire, complète- t-il, nous saupoudrons les rêves des citoyens avec des visions de transformation des âmes et des idées, des formes et des paysages. Gagner les cœurs, subvertir les esprits, telle est notre devise, et telle sera notre dernière mission !
Mon vieux pote s’arrête puis, une seconde plus tard, nous voilà assis côte à côte sur le toit de l’édifice Price, les deux pieds dans le vide avec vue tous azimuts sur la cité de Champlain.
— Regarde ! lance Marc en faisant un grand geste circulaire. Vois comme elle peut être belle cette ville quand on a l’audace de l’imaginer autrement.
Et dans un grand fracas visuel et sonore, tout le paysage environnant commence à vaciller : les tours cuivrées du Château Frontenac, la terrasse et ses marquises, les clochers d’églises, les dômes argentés des bâtiments, toutes les facettes de ce tableau si familier sautillent, s’allongent et s’éclatent avec une telle intensité qu’on se croirait à l’intérieur d’un colossal kaléidoscope, en pleine tempête de couleurs et de géométrie fractale. Tout change se réorganise et un système plus lisse et plus ordonné prend place.
Disparues, à l’ouest, la plupart des aiguilles, des tours et des verrues urbaines ! Liquidés, plus bas, au nord, les affreux tronçons de l’autoroute Dufferin, pesants vestiges des années folles du béton et du brutalisme ! Avalées aussi, le long des quais, les terrasses en mille-feuilles du Vieux-Port, faisant place à de spacieux parcs fleuris d’où montent des jets de fontaines, des colonnes de brume et des cris d’enfants.
Sur notre gauche, un tramway aux reflets bleutés remonte Dufferin pour contourner le Faubourg Saint-Jean Baptiste, et plus bas, sous nos pieds, des promeneurs gravissent la terrible côte de la Montagne en escalier roulant. Exception faite de petits véhicules de service jaunes et bleus, il n’y a ni camion, ni autobus rouge, ni moto, ni trottinette dans la zone. À peine quelques rares automobiles parmi une nuée de vélos et des piétons qui se meuvent et s’entrecroisent dans un étrange ballet feutré. Signe des temps : dans le ciel du Bassin-Louise, derrière les bâtiments du groupe Océan, flotte avec noncha- lance une montgolfière bleu et blanc sur laquelle est inscrite en lettres géantes : À Québec, on parle français !
— Du Marc tout craché, me dis-je en rigolant.
Plus belle que jamais grâce à la magie de mon complice, aérée, détendue, déliée et décorsetée, la ville s’est recomposée dans un océan de vert aux mille et un reflets. Verts foncés, verts clairs, asperge, olive, pomme, sauge, bouteille, absinthe, irlandais, vert d’eau, vert-de-gris, il y a du vert partout ! Sur les toits jardinés des maisons de pierre et de briques, à plat, en grappes ou en lianes torsadées le long des murs, des venelles et des passerelles de verre, la vague a aussi déferlé sur l’hôtel de ville, le Séminaire, les Portes et les édifices de fonction, toute cette tapisserie apportant une irrésistible touche de fraîcheur et d’énergie vitale. Avec la chute des gris, rose et blanc qui coule sur le reste du territoire émane une rare impression de paix, d’ordre et de netteté qui me tire une larme.
— C’est tellement beau, tellement chaud, parviens-je à articuler, la gorge nouée et le cœur battant la chamade. Ça doit être quelque chose comme ça le syndrome de Stendhal.
— Et ce n’est pas tout, s’enthousiasme mon ami en se frottant les mains de contentement. Jette un œil sur le Vieux !
Là, dans cet espace où la ville naissante s’est jadis enroulée autour de l’Habitation de Champlain, le clinquant, la dorure et le grand-guignolesque ont été balayés au profit d’un décor beaucoup plus épuré et plus souple, mettant sobrement en valeur le bâti patrimonial. Finies les murales bouche-trous, le frenglish et la guimauverie commerciale ! Disparus l’orgie de kitsch, les marchands du temple et l’infâme Disneyland !
— Et comme dessert, la Citadelle, s’exclame Marc en se tapant la poitrine de façon jubilatoire.
À peine croyable ! Fantastique ! Dans la vieille forteresse, les militaires ont enfin déserté et toute la machinerie, le brun et le kaki, tout ça a fait place à un authentique village de petites maisons, où des gens s’affairent et près desquelles des moutons et des chevaux broutent dans des enclos. Le peuple a repris ses droits et Marc voit enfin son vieux rêve réalisé.
— Et la trahison de la ville en faveur des promoteurs : l’Îlot des tanneurs, la Grande Allée, la folie des hauteurs ? Tu crois que c’est fini pour nous ?
— Ben voyons donc, vous autres, gronde-t-il en se frappant les poings l’un dans l’autre. L’Îlot Berthelot, le Saint-Vincent-de-Paul, pensez-vous que ça s’est gagné sur un coin de table, un soir de cinq à sept, au Fou Bar ? Les coops d’habitation, les rues partagées, le parc Jean-Paul L’Allier, pensez-vous que ça s’est bâti en tricotant des bas de laine, le soir, au coin du feu ?
— Oui, mais …
— Ya pas de oui, mais. Les oui, mais, les peut-être, c’est pour les lâcheurs, les collabos, les défaitistes. On en perd, mais on en gagne aussi des batailles. Il faut s’accrocher, lutter, résister, en se rappelant toujours que c’est pas fini, tant que c’est pas fini ! Tout peut encore arriver !
Le temps change, l’air devient piquant et un gros champignon de brume rosâtre arrive à notre hauteur. Là, dans cette étrange nuée d’où provient une musique de carillon à la fois proche et lointaine, je distingue les formes luminescentes et inachevées de ce qui semble être un homme et trois femmes …
Marc est devenu fébrile, il rayonne, ses yeux brillent et je l’entends qui s’exclame : « Ils sont là. Ils sont venus me chercher… Le devoir de partir… Est aussi celui de se souvenir … »
— Adieu, Gilles ! Adieu Québec, ma ville adorée. N’oublie pas de dire aux miens que je les aime et que je serai toujours là pour eux, conclut-il pendant que son image s’estompe graduellement, lentement.
Mon cœur se serre et Marc disparu, comme dans un manège devenu fou, je plonge à toute vitesse dans un long tunnel noir …
La tête toute cotonneuse et embrouillée, je m’éveille en constatant que les pique-niqueuses à fleurs me regardent avec un air effaré. Qu’ai-je donc dit ou fait qui me vaut ces œillades furtives et ces petits sourires gênés ? !
Je me rappelle vaguement avoir vu et parlé à Marc quelque part, mais où ça ? Comment ? … Dans ma tête engourdie, ce ne sont que des images furtives. J’ai l’estomac qui flotte, le pas incertain et c’est ainsi, complètement vide et comme resté accroché quelque part entre deux univers, que je monte dans le bus qui va me ramener en basse-ville. Assis deux bancs devant une grand-mère et une mioche, je suis là à palper distraitement le paysage quand soudain, à ma droite, j’aperçois une grosse montgolfière bleu et blanc qui file tranquillement au- dessus du fleuve. Il n’y a rien d’écrit dessus, mais pour moi, c’est un véritable choc synchronique. Un éclair foudroyant ! En une milliseconde, tout me revient ! Tout ! Le Marc éthéré, l’édifice Price, la Citadelle démilitarisée, la ville utopique et reconquise … Pleurez autobus désolés …Hurlez petits écoliers taxés …
— Ahhhhhh !
— Grand-maman, pourquoi est-ce qu’il rit tout seul, le monsieur, entends-je la bambine demander à son aïeule ?
— Chuuuttt ! Léonie. On ne parle pas des gens comme ça, voyons donc !
— Ahhh, Marc ! Cré Marc, va ! ! !
Il faisait beau et chaud ce matin-là, en ce lendemain de fête nationale, et ce samedi s’annonçait comme une journée mémorable … Une journée de rêve ! The Horses, Joe Fafard. Photo: Gilles Simard