« L’idée est de créer une « densité heureuse sans gratte-ciel… À Québec, l’avenir n’est pas aux gratte-ciel. » Bruno Marchand, maire de Québec, Lyon, 2023
Cette «déclaration de Lyon» s’est progressivement dissipée avec l’approbation, tacite d’abord, puis avouée ensuite, du projet de l’îlot Dorchester par l’administration municipale. Conçu sans souci du lieu, très près de la falaise, explosion des gabarits motivée par le gain économique (un des immeubles atteindra le niveau de la rue Saint-Jean, 57m plus haut) ce projet décaisse le paysage et les investisseurs l’encaissent « à perte de vue ». La relation entre le « domaine public » et le « domaine privé » est faussée puisque l’administration municipale cède, sans résistance, aux ultimatums répétés – bien publicisés – des promoteurs ; on feint alors de consulter la population (PL31 oblige) : s’enclenche alors un long processus de « bouffeurs d’espoir, de rêves et de villes ».
« Je voulais que mes bâtiments évoluent en réponse au contexte dans lequel ils étaient placés » William Pedersen, architecte (2024). Déjà en 1986, à Chicago, lors d’une conférence internationale sur les édifices en hauteur, le fondateur d’une des grandes firmes d’architecture de New York disait : « Ces bâtiments, ou objets, relèvent pour la plupart du domaine privé et les espaces dans lesquels ils sont positionnés relèvent du domaine public. On se retrouve donc dans une situation où le domaine privé domine le domaine collectif, une situation que l’on peut définir comme anti-urbaine. » Propos applicables à Québec.
Le risque est réel. L’environnement paysager de la falaise nord est devenu « une affaire du domaine privé exclue du domaine public ». Le projet de l’îlot Dorchester marque « le coup d’envoi » et l’un des candidats à la mairie (ancien administrateur des promoteurs de l’îlot Dorchester), a déjà annoncé son intention de développer le boulevard Charest, le long de la falaise, c’est-ce qu’il est convenu d’appeler : «construire le mur ». Éventuellement, avec le temps, devant la falaise, on n’y verra plus rien, que des «îlots Dorchester de vingt étages », construits par de riches promoteurs bien branchés, nourris d’ultimatums : situation anti-urbaine. Le domaine privé doit contribuer au bien collectif et non l’assujettir.
Christian Schultz (1926-2000), architecte et historien, a élégamment dit que « lorsqu’une ville nous plaît en raison de son caractère distinct, c’est généralement parce qu’une majorité de ses bâtiments sont liés à la terre et au ciel de la même manière. Ils semblent exprimer une manière commune d’être sur la terre. Ils constituent ainsi un genius loci (génie du lieu) qui permet l’identification humaine ».
«L’architecture est de la musique gelée ». Contrairement au chef d’orchestre Kent Nagano, qui ne pourrait nous convaincre qu’un soprano est en fait un baryton, la rhétorique et les sophismes des décideurs y parviennent souvent lorsqu’on parle d’aménagement. Ainsi, le projet de l’îlot Dorchester finasse et se faufile aisément : sans génie du lieu – sans dessein partagé.
La rhétorique de certains décideurs amenuise la profession d’architecte, sème la confusion et l’ignorance dans la population. C’est sérieux et même un brin tordu. On assiste à des écarts que nul ne pourrait se permettre si l’on parlait plutôt de médecine. On aurait avantage à relire le texte Gorgias du philosophe Platon sur la connaissance et le pouvoir politique (pouvoir de persuasion : rhétorique et sophisme).
Lors du conseil municipal du 3 juin 2025 (disponible en ligne), dans une tentative de se dédouaner de sa « déclaration de Lyon », le maire disait : « Oui, je veux intervenir sur la question des gratte-ciel… La société allemande Emporis qui catégorise les gratte-ciel évalue que c’est à partir de 100m… on parle d’un projet à 60m. Ce que je vous dis c’est que ce projet-là n’est pas considéré comme un gratte-ciel aux yeux de normes internationales par une entreprise allemande… il n’est pas en décalage avec… cette densité heureuse… on n’est pas du tout dans des gratte-ciel, on respecte ce qu’il y a autour. »
Voici un exemple parfait de discours creux et de paroles vides, qui s’égare et nous ramène à Gorgias. Un architecte qui ferait référence aux « normes internationales » d’Emporis perdrait toute crédibilité devant ses pairs. Emporis n’existe plus, ce n’était qu’une plateforme créée par un spécialiste des TI qui, on ne sait pourquoi ni comment, aurait déterminé les supposées « normes internationales » dont parle le maire (gratte-ciel à partir de 100m). L’organisme international de référence est le CTBUH de Chicago (la connaissance est l’assise de tout bon raisonnement tandis que la rhétorique, bien souvent, n’est que du vent).
Québec est une ville en pente, en falaises. D’une marche, on peut faire un palier, en l’allongeant juste un peu. D’un palier, on peut faire un étage complet, en étirant le palier, et si cet étage s’étire encore, on gagnera un autre étage en dessous, et même deux si la pente est bonne. On comprend la logique de « nivellement » : on « absorbe » les pentes et les dénivelés de la ville. Le « nivelage », mal appliqué, n’est souvent qu’un décaissement de paysage : on met la ville à plat en recherche de gain, de profits.
C’est la « méthode » appliquée à l’îlot Dorchester, on s’aligne sur le niveau de la rue Saint-Jean, en haute-ville, et « on bourre » en dessous: perte d’horizon et nivelage de ville assurés. L’îlot Dorchester, verticalement, est devenu l’exemple d’une « densification par réduction » : il est implanté à contre-falaise, en «bourrage et en réduction de vallée du Saint-Laurent», en perte de champs visuels et de profondeurs urbaines. Piètre résultat : « ville nivelée, voire lisse et opaque ». Certains décideurs ont bétonné la ville, d’autres la nivellent.
L’histoire de la ville de Québec et sa raison d’être ne tiennent essentiellement qu’à ses falaises (ville en rocher). Après la revitalisation des berges de la rivière Saint-Charles (1996) et la promenade Samuel-De Champlain (6,8 km / 2008-2023), il ne reste qu’à revitaliser la falaise des quartiers centraux. Tout projet près de la falaise doit faire une démonstration satisfaisante et complète de son intégration à l’ensemble urbain, avant de le présenter à la population. Le projet de l’îlot Dorchester, en toute ignorance, échoue lamentablement ici : en général, quant aux édifices en hauteur, et à moins d’exception bien jaugées, d’apports marqués à la composition urbaine, acceptables socialement : il faut construire loin des pentes.
Réaffirmer « l’expérience de Lyon » (2023), ne pas fléchir devant les promoteurs, redonnerait à la population un maire visionnaire et protecteur du bien collectif. Le maire aurait-il perdu les « raisons de Champlain ? » À défaut, une candidate à la mairie (architecte en règle, ayant donc de la connaissance et une compréhension raisonnée de la ville, ancienne élue municipale de surcroît) ferait sans doute l’affaire (sous conditions – démocratiques et posées).
La qualité d’une ville se mesure à ses « profondeurs » urbaines et naturelles. Québec les possède déjà grâce à ses falaises. La « Ville » est le dernier rempart du bien construire, peu importe le maire en fonction. Il est souhaitable que toute administration municipale s’efforce de préserver et magnifier les acquis d’une ville qui a – depuis longtemps déjà – du génie du lieu ; une ville qui « lie ciel et terre » : Québec.
En hommage à Jean-Paul Riopelle et Piet Mondrian, peintres du paysage.