Rats des champs, rats des villes et loi de Murphy

Par Francine Bordeleau
Publié le 23 juin 2025
Martine Desjardins Le temps des sucres Québec, Alto, 2025, 147 p.

Chacune à sa manière, Martine Desjardins, Chrystine Brouillet et Andrée A. Michaud nous proposent des univers singuliers.

Guillaume Lacerte, le protagoniste du Temps des sucres, de Martine Desjardins, revient dans son village natal de Saint-Calixa après trente ans d’absence pour l’enterrement d’un père, Sylvien, qu’il n’a pas connu. Le village semble avoir échappé à toute civilisation, paraît hors du temps et est le fief du clan Lacerte dont Virgil, le grand-père de Guillaume, est le patriarche. Quant à la matriarche… L’arbre – ou plutôt, l’érable – généalogique du clan ne compte que des hommes, voués depuis toujours à l’exploitation d’une érablière qui donne un sirop exceptionnel vendu à prix d’or à des initiés. Les femmes, elles, font des tartes… au sirop d’érable, il va sans dire !

Voilà donc Guillaume le libraire, bottines en cuir italien et foulard en laine d’alpaga, qui débarque dans un monde peuplé de mâles aux manières frustes friands de testicules d’ourson crus – « Pourquoi manger des cosses quand on peut manger des gosses ? », lancera ainsi l’un des Lacerte – et fiers de leur part d’animalité. Notre héros se prend vite au jeu : sa nature profonde revient au galop.

La racine du mal

La nature, justement, prend ici valeur de personnage. L’érablière est située au cœur d’une forêt, dense, maudite, maléfique, qui a eu raison, un siècle et demi plus tôt, d’une communauté de moines trappistes. Y trône un érable vieux de plus de quatre cents ans sur nommé le «Vénérable» qui était d’abord une graine ayant parasité un champignon et duquel provient tout le sirop produit à l’érablière. Ce sirop « mieux que la bile d’ours pour renforcer la virilité » est pernicieux, il est pire qu’une drogue dure, et on se doute, bien avant qu’en soit faite la révélation, qu’il a un lien avec la mort de Sylvien.

Après le mâle alpha, place à l’érable alpha ! Le temps des sucres constitue, vous l’aurez compris, un pied de nez au discours masculiniste qui s’entend au Québec et ailleurs depuis quelque temps. La trouvaille de Martine Desjardins est d’utiliser à cette fin les codes de ce qu’on pourrait appeler « l’horreur folklorique » (traduction littérale de « folk horror »), soit l’isolement en un lieu clos, la ruralité, le pouvoir de la nature, les supersti tions. On pense ainsi aux Enfants du sabbat (Seuil, 1975), roman mal aimé d’Anne Hébert dans lequel un père et une mère indignes producteurs de bagosse dans le Québec rural d’avant-guerre sont présentés comme des sorciers en prise directe avec Satan, ou à des contes comme Le Petit Poucet et Hansel et Gretel. Mais Le temps des sucres est, n’en doutez pas, un livre étonnant.

Les prédateurs

Chrystine Brouillet, Le regard des autres Montréal, Druide, 2025, 368 p.

Avec Le regard des autres, 22e enquête de la sympathique détective Maud Graham, on revient en ville, à Québec plus précisément. Le début du récit, qui se situe en 1994 et met en scène une fillette, Carolane, se prêtant malgré elle à une séance photo, est percutant. Très efficace, donc.

La majeure partie de l’histoire se déroule néanmoins de nos jours, dans une école secondaire. Des élèves, des profs, des conflits, et bien évidemment, des filles amoureuses de leurs profs… Ça se passait hier et ça se passe aujourd’hui. Certaines réalités sont immuables. En revanche, et même si les actes de violence dans les écoles semblent (beaucoup) plus fréquents qu’avant, il est plutôt rare que des membres du personnel soient assassinés. Aussi quand un tel drame survient, comme ici, le choc est total.

Par surcroît, ce meurtre s’avère être une boîte de Pandore. Au cours de l’enquête, Maud Graham sera amenée à faire des allers-retours entre présent et passé. Entre autres, à remonter jusqu’en 1994… La détective découvrira alors qu’une kyrielle d’abuseurs d’enfants sont restés impunis. Mince consolation, elle dispose maintenant de preuves lui permettant d’élucider certains crimes du passé. «

Nous en sommes quasiment au même point aujourd’hui qu’au moment où j’ai commencé ma carrière, tant d’hommes qui se croient tout permis… », lance à la fin une Maud Graham un brin découragée. C’est de toute évidence ce que Chrystine Brouillet, elle pour qui le polar est souvent prétexte à mettre au jour ces  iniquités qui la scandalisent, elle pour qui le polar sert souvent à passer des messages, aura voulu dénoncer.

Cauchemar au paradis

Andrée A. Michaud Baignades Montréal, Québec Amérique, 2024, 309 p

Dans Baignades, c’est, ironiquement, parce qu’un homme est un homme bien sous tous rapports que l’abomination arrive. Max et Laurence, un gentil couple, partent en vacances avec leur petite fille Charlie. Ils s’installent au camping du lac aux Sables, un lieu de villégiature bucolique à souhait. Dès leur arrivée, Max et Laurence sympathisent avec Paul et Geneviève, un autre gentil couple. Mais en père exemplaire qu’il est, Max détecte d’emblée, à un je-ne-sais-quoi de presque imperceptible, que Max est une menace pour Charlie. Un pervers. Notre famille quitte donc cet endroit idyllique en pleine nuit.

Dès lors, les événements se bousculent et se morpionnent. Un orage éclate et le VR familial reste em bourbé dans un chemin forestier. L’équipée se poursuit à vélo. Puis Max entend un cri et se précipite, croyant que quelqu’un a besoin de secours. Il se fait tirer dessus par quelqu’un d’autre qui ne voulait pas le tuer. Laurence et Charlie sont quant à elles retenues en otages par le tireur.

Bref en cherchant simplement à protéger sa fille, Max, dont les craintes étaient fondées, en plus, aura déclenché une série de drames, jusqu’à sa propre mort.

Mais quand ça se met à aller mal… La seconde partie de Baignades, qui se déroule quatre ans plus tard, à l’occasion de la Saint-Jean, continue sur la même lancée, dans les pleurs et les grincements de dents. La fatalité est, comme nous le montre trop souvent la vraie vie, sans fin et sans fond.

Et la démonstration, implacablement faite, nous tient en haleine tout du long. Il faut en louer cette écriture toujours fine et ciselée qui est celle, toujours, d’Andrée A. Michaud. Explorant avec subtilité les états d’âme et les motifs des uns et des autres, l’écrivaine livre ici un suspense psychologique prenant, et puissant, qui est aussi une parfaite illustration de ce qu’est la loi de Murphy.

 

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