Lorsqu’il est question de développement urbain à Québec, les comparaisons avec New York, Chicago, Toronto ou Vancouver s’imposent rapidement dans les médias, quand ce n’est pas Los Angeles, Dubaï ou Hong Kong… Comme l’écrivait Claude Villeneuve dans une autre vie : «Malheureusement, à trop vouloir être Dubaï, Québec risque davantage de devenir Laval » (« Nouvelle architecture à Québec », Journal de Montréal, 26 mars 2015). En effet, on se demande : pourquoi ne pas comparer ce qui est comparable, et chercher inspiration du côté de villes historiques comme celles reconnues au patrimoine mondial de l’UNESCO, entourées d’une enceinte fortifiée, ou caractérisées par une division haute-ville/basse-ville, voire tout cela à la fois, comme Bergame, près de Milan en Italie?
Mais soyons bon joueur, et attardons-nous à New York, malgré les énormes différences. La comparaison avec New York évoque des aspirations qui refont surface constamment depuis les années 1950, et uniquement pour cette raison, elle vaut la peine d’être examinée. Ainsi, la page titre du livre Une page d’histoire de Québec : magnifique essor industriel (1955) montre la silhouette d’un homme d’affaire générique coiffé de son chapeau Trilby, contemplant un « magnifique » paysage d’usines, de cheminées et de gratte-ciels. Ce serait, aux yeux de la « Société historique industrielle Inc. », l’avenir radieux qui attend la ville de Québec…
Québec et New York se comparent d’abord par la date de leur établissement : 1608 pour l’habitation de Québec; 1624 pour le fort Amsterdam, à l’origine de New York. Situées à la rencontre de deux cours d’eau—le fleuve Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles d’une part, le fleuve Hudson et la East River, d’autre part—, elles servent toutes deux de base au commerce des fourrures avec les peuples autochtones. Mais déjà vers 1700, New York est trois fois plus populeuse, avec ses 5000 habitants, contre un peu plus de 1600 pour Québec. Cela dit, les deux villes se comparent aussi dans leur organisation physique sous plusieurs aspects. Les deux suivent un plan dit « organique », avec un fort constituant le point d’ancrage de rues dont le parcours s’adapte à la topographie. En outre, toutes les deux sont fortifiées par une enceinte fermant la ville sur le troisième côté, vers la terre.
Autre point intéressant, la topographie elle-même, car si Manhattan possède plus ou moins le relief d’une planche à repasser aujourd’hui—sauf dans Central Park et dans les secteurs plus vallonnés au nord—la situation était bien différente avant le XIXe siècle, comme en témoigne le nom « Manna-hata » en lenape (algonquien), qui peut se traduire comme « l’île aux collines nombreuses »*. Mais la topographie accidentée de Manhattan a été largement aplanie à la suite de l’adoption du Commisioners’ plan de 1811 : le célèbre projet d’urbanisme qui a établi la structure en damier bien connue, avec ses rues et ses avenues numérotées qui se croisent de manière parfaitement cartésienne. Le plan de 1811 appelait au nivèlement du relief au point où les commissaires furent décrits comme des gens qui, s’ils en avaient la possibilité, pourraient faire disparaitre les sept collines de Rome… C’est ce plan, exécuté avec quelques modifications (la prolongation de Broadway; la création de Central Park) qui a déterminé la trame urbaine actuelle jusqu’à Washington Heights.
C’est l’absolue répétitivité de cette trame urbaine qui, selon l’architecte Rem Koolhaas, permettrait de mieux comprendre la valeur symbolique des gratte-ciels aujourd’hui. Dans son « manifeste rétroactif » intitulé Delirious New York (1978), Koolhaas propose l’existence d’un lien profond entre cette trame urbaine anonyme et la juxtaposition d’édifices en hauteur à l’individualité exacerbée, dont la multiplication des étages les déconnecte radicalement de l’espace public au niveau de la rue. Si l’histoire du gratte-ciel prend son origine à Chicago, elle passe nécessairement par Manhattan, et les noms des plus célèbres évoquent une course aux hauteurs qui a suscité la création de plusieurs chefs-d’œuvre de l’histoire de l’architecture : le Fuller Building, dit le « Flat Iron » (1902), le Woolworth Building (1913), le Chrysler Building (1930) et l’Empire State Building (1931), dont les 381 mètres n’ont été dépassés que dans les années 1970.
Mais New York comme modèle pour le développement urbain de Québec? Le résultat risque de décevoir énormément… Chaque ville possède sa propre identité visuelle—son ‘imagibilité’ (Kevin Lynch)—, qui permet aux usagers de s’y reconnaître et de s’y orienter. Et Québec est caractérisée par une topographie unique qui met en rapport son centre historique avec les paysages environnants, le fleuve Saint-Laurent au sud-est et la vallée de la rivière Saint-Charles au nord-ouest. Cette topographie a motivé des aménagements urbains tels que la terrasse Dufferin et la rue des Remparts dans le Vieux-Québec, le belvédère de l’escalier du Faubourg, la rue Saint-Réal et la terrasse Martello, dans le faubourg Saint-Jean-Baptiste. Cette image de Québec enchâssée dans ses panoramas ouverts dans toutes les directions est un véritable « paysage culturel patrimonial » dans le sens où on l’entend aujourd’hui, notamment dans la Loi sur le patrimoine culturel. C’est un paysage façonné par l’histoire, révélé par les nombreux artistes qui l’ont exploré et représenté sous tous les angles—un paysage qui fait aujourd’hui la réputation internationale de Québec. Un paysage culturel de cette importance mérite donc la meilleure protection de la part de nos gouvernements, et des mesures efficaces limitant la hauteur des édifices à proximité de la falaise séparant la haute-ville de la basse-ville de manière à ne pas obstruer les vues doivent absolument être établies là où elles sont déficientes, comme c’est le cas actuellement dans les secteurs tournés vers le nord-ouest, soit les abords de la place D’Youville, la côte d’Abraham, et le quartier Saint-Jean-Baptiste.
*Burrows et Wallace, Gotham. A History of New York City to 1898, 1998, p. 15.