
“Dis-nous ce que tu veux que ça nous fasse puis on va faire comme si ça nous le faisait.” -Réjean Ducharme
En longeant les corridors du Vieux-Port, je me suis mis à rêver. Une rêverie solitaire, des volutes de pensées enfumées par un rhum cubain fraichement arrivé en ville. À arpenter les trottoirs et les pentes abruptes du Vieux, entre le bas et le haut de la ville, je me suis imaginé un monde sans pauvreté, égalitaire et j’ai eu faim. Par la rue Couillard, Éluard me voit atterrir au bar. Mouillé comme un bateau du fleuve en cale sèche, je me suis essuyé le front avec une napkine et j’ai hélé la barista, Hélène, pour un legendario on the rocks. C’est à ce moment qu’il est apparu dans le cadre de porte, chemise marron étrange avec sa superbe.
-Eh ben, te revoilà toi, t’étais pas au New Jersey en train de faire ton épicerie pour le mois ?
-Tu veux dire la sénéchaussée de Jersey, dans la Manche ?
Si c’est le paradis fiscal, ça doit être là.
Philippe B., contrairement à moi, n’a pas été radié du collège des médecins. Si certains de nos augustes médecins, par soins, ont les doigts plongés dans nos entrailles, notre médicastre a plutôt soin d’avoir du foin à l’abri de la faim des régimes fiscaux.
-Pourquoi portes-tu cette chemise à couleur « Qatar marroon », comme on dit, là-bas ?
-Tu sais, je travaille avec le Qatar, bâtir des ponts commerciaux entre nos deux nations est nécessaire à la croissance économique du Québec !
-Bla bla bla, croissance, croissance, vous n’avez que ça en bouche ; la croissance personnelle ne m’intéresse pas.
-Sans croissance, il n’y a pas de prospérité !
-La prospérité de ton portefeuille oui.
-Pas de mal à gagner sa vie.
-On l’a la vie, on n’a pas à la gagner. On ne vient pas au monde avec le devoir de « mériter » sa vie ou la gagner au 6/49.
-Tu joues sur les mots, tu me comprends.
-Je ne veux pas comprendre et pis ta chemise marron ou brune, c’est ton pote Saddam qui te l’as donnée ?
Long silence, énervé de mon attitude frondeuse, j’ai récupéré. Oui, je l’ai calmé avec un Arak on the rocks, l’anis a fait fondre le béton entre nous deux comme le féroce hiver à nos portes.
-T’as l’air attaché avec de la broche du drapeau qatari aux régimes minceurs !
-Que veux-tu dire ?
-Ton collègue Barrette peut t’en parler, il s’y connaît en tour de taille.
-Tu me trouves gros ?
-Non, avide et inique.
-J’ai l’air d’un gardien de harem ?
-Je n’ai pas dit eunuque ! mais si le chapeau te fait…
-Bon… je vais devoir retourner au port.
-T’es venu avec les marins qataris ?
-Oui, on a mouillé à Québec, l’eau du fleuve est trop basse pour rejoindre Montréal.
-Parbleu ! j’ai acheté un Legendario aux mousses tantôt !
-Ah oui, le rhum cubain ? Vendu par des Qatariens oui !
ça brasse vos affaires, vous faites des ponts avec les castristes aussi ?
-L ’argent n’a pas d’odeur, mon ami.
-Si, si, colle-toi le nez sur un 5 piasses, tu vas voir ce que ça sent des mains de pauvres.
Bon, bon, je te salue. Salut à toi homme sans vertu. Hélé Hélène à nouveau pour un autre Legendario, j’en ai presque oublié cette visite inattendue. Qu’il retourne en Arabie ou aux Îles Canaries, qu’il devienne qatari ou rien, me disais-je, ne change pas la couleur du ciel de novembre. Aux remparts, après avoir délaissé Couillard par la gauche, on voyait au loin une ondée de pluie fine se dessiner entre Beauport et l’Île d’Orléans. Une pluie dans ce beau ciel gris d’automne annonce une gadoue jusqu’au cou ; loin des abris en tout genre, au risque de geler sous nos habits, quand bien même on aura bravé 417 fois ce frette qui n’a rien d’un commerce agréable, on fait avec.