Limoilou, lis-moi, dis-moi tout, tout, tout

Guy Sioui Durand, Tsie8ei, 8enho8en
Publié le 24 octobre 2019
Le théâtre Euh sur le parvis de l’église Saint-Roch. Photographie parue dans le premier numéro de Droit de parole en 1974.

Je vous propose de voyager dans le temps vers un souvenir qui prendra les allures d’un portrait sociologique de l’époque. Il s’agit d’une de ces soirées de cogitations locales, culturelles et politiques qui allaient mener à la naissance du journal Droit de parole. C’était en 1974, il y a quarante-cinq ans.

Entrez avec moi dans un établissement au coin de la Troisième avenue et de la Dixième rue à Limoilou. Ancienne boucherie d’un des frères Couture dont la renommée de ses cretons a survécu, l’endroit a été reconverti en une taverne : Chez Phil ! On y allait souvent. Ça pouvait être après une partie de quilles au centre St-Charles-de-Limoilou, au retour d’un spectacle muet mais subversif du Théâtre Euh au Cégep de Limoilou, ou même en revenant du Colisée où les Nordiques triomphaient dans l’AMH (Association Mondiale de Hockey).

On s’y rendait aussi après avoir assisté à une assemblée syndicale au Centre Durocher, ou en arrivant d’une soirée de poésie chez Malcom Reid du Faubourg St-Jean-Baptiste. Il nous fallait arpenter ce mail St-Roch qui recouvrait la rue St- Joseph. Nous arrivons, avec mon pote Paul Vigneau, de travailler avec le comité populaire du HLM Place Bardy, ces deux tours où ont été déplacées les familles du quartier St-Roch pour faire place aux bretelles de l’autoroute Dufferin et au nouveau mail. En poussant la porte, on entend les dernières mesures de « Dondaine la ridaine » un « reel » que vient d’entonner Jean-Pierre Lachance, musicien du quartier, dont le groupe de musique « trad », Le rêve du Diable, est prometteur.

Vital Barbeau et sa gang

L’enregistrement d’une « toune » aux paroles de l’écrivain Réjean Ducharme par Robert Charlebois enchaîne. Au fond à gauche à la même tablée, Vital Barbeau, Gilles Simard, Marc Boutin, Jacques Laverdière, Ghislain Bruyère et Marie Leclerc (de manière clandestine ) entonnent le refrain : « Limoilou, lis-moi, dis-moi tout,tout, tout » !

Voici nos complices qui entendent changer les choses là où l’on vit. Un outil de diffusion est en ébullition. Au vif de nos discussions à refaire le monde, Vital Barbeau, activiste communautaire avec Gilles Simard, harangua calmement notre tablée en disant « Que savent-ils du peuple ? Il faut fonder notre propre presse ! » Les thématiques fusèrent : Marc suggéra un nouvel urbanisme, Marie renchérit pour les avant-gardes artistiques, Gilles parla d’économie sociale, Jacques souligna toutes les luttes de justice sociale, Ghislain insista pour l’aménagement des milieux, Paul rappela les luttes contre le pouvoir municipal fondées sur des interventions locales.

Aux prises de paroles succédera le journal imprimé et au fil des numéros, il allait développer une pensée citoyenne, populaire mais pas populiste, pour refléter et accompagner les luttes, les oppositions mais aussi les actions émancipatoires pour un terroir géographique dans un contexte sociétal et une vie culturelle plurielle circonscrites.

Des racines en Basse-ville

L’histoire des idées progressistes dans la ville de Québec a des racines dans une aire géographique précise. Ici l’emplacement de la taverne Chez Phil est révélateur. Elle se situe dans ce croissant de quartiers entourant la haute-ville. Il s’étend du Cap-Blanc jusqu’au bassin Louise, de Limoilou à l’autre côté des voies ferrées et de la rivière St-Charles qui se rattache au trio des trois paroisses St-Roch, St-Sauveur et St-Malo.

Droit de parole, le journal, ce sont des pensées vécues, imprimées à l’encre sur du papier journal. En cela, le médium possède une matérialité économique qui origine de l’industrie papetière — la papetière Anglo Pulp à Limoilou est le second employeur —, des métiers d’imprimerie comme les typographes, et de l’univers des médias de communication dans l’économie de l’époque. En 1974, le salaire minimum est 2,10 $ l’heure; le portrait journalistique est insatisfaisant. Le Chronicle Telegraph, le plus vieux journal en Amérique du Nord (1764), dessert la communauté anglophone. Le journal Le Soleil vient d’être vendu par Power Corporation, le journal L’Action a fermé. Le journal de Québec, axé sur le sport et les mondanités de Québec est dominant tandis que le journal indépendantiste Le Jour naît. Aucun médium ouvrier, populaire et engagé n’existe en ce temps des « machines à écrire ».

L’autogestion

Dans un tel contexte, Droit de parole mise sur l’autogestion. Le projet va faire son chemin comme un journal qui entend rejoindre sa base populaire.

Ce territoire est dynamisé par un mélange de culture ouvrière, de culture du pauvre, mais aussi d’une faune estudiantine qui s’instruit et fomente des artistes. Une géographie culturelle alternative s’anime dans les quartiers d’en bas. C’est d’elle et pour elle que Droit de parole va exister. Le quartier St-Roch en est l’épicentre. C’est là que s’établira, sur la rue du Roi, l’équipe. Pourtant à mes yeux, en 1974, une institution d’enseignement rayonne d’initiatives : le Cégep de Limoilou. Il fusionne le projet pédagogique avec la quotidienneté communautaire de quartiers au vent des changements de la contreculture.

En 2019 une nouvelle géographie culturelle a pris forme. Quarante-cinq ans ont quand même passé. Néanmoins, je réécoute avec joie la chanson. Ses paroles condensent toujours les éléments de l’aire urbaine, du contexte économique et politique ainsi que l’esprit culturel du temps qui allait mettre au monde le journal Droit de parole, toujours vivant !

Commentaires

  1. Mon ami Guy Sioui-Durand signe ici un texte « impressionniste » qui – même s’il assoit à la même table de la taverne Chez Phil des « agitateurs » qui ne se connaissaient pas encore – n’en rappelle pas moins joyeusement la création du journal Droit de Parole du début des années 70, en lien avec toute l’effervescence qui baignait non seulement le quartier Limoilou, ses usines et son tumultueux Cégep, mais aussi St-Roch, avec le Comité de Citoyens-nes de l’Aire 10, et St-Sauveur et St-Jean Baptiste avec leurs forces vives lancées dans la mêlée. Tout cela sur le mode d’une utopie qui nous était chère à l’époque, soit l’autogestion. P.S. Il faut aussi noter que plus de la moitié des membres du Théâtre Euh (photo), sont devenus dans ces années-là (comme moi aussi) des membres et des sympathisants-es du groupe m-l En Lutte… Mais ça, c’est un tout autre chapitre! 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Publicité