Agneaux de Dieu

Par Francine Bordeleau
Publié le 17 septembre 2019

Dans son dernier livre, Claude-Emmanuelle Yance dit la misère des enfants exploités partout dans le monde. Révélée en 1987 avec le recueil de nouvelles Mourir comme un chat (L’instant même), lauréat du prix Adrienne-Choquette, Claude-Emmanuelle Yance est de ces écrivains qui se font rares. Elle s’est en effet imposé un long intermède de deux décennies, de 1991 à 2011, et avec L’ère des enfants tristes, l’auteure originaire de Huntingdon mais installée à Québec depuis longtemps signe son quatrième recueil de nouvelles et sa sixième œuvre de fiction.

Vivre dans la nuit

Ils s’appellent Miguel, Khan, Aponi, Kostan, Atohi ou encore Cathy. Ils habitent un village d’Amérique centrale, d’Afrique du Nord, du Canada, de Russie ou d’Afghanistan. Ils sont jeunes, et parfois très jeunes. Mais 8 ans, 10 ans, « c’est bien assez pour se fabriquer de mauvais rêves ».

Enfants soldats (et fiers de l’être !), enfants migrants, fillettes autochtones violées par le grand-père chef de bande, danseur adolescent prostitué par son « maître » (un commandant de police !) mais surtout terroriste à la solde des talibans : en somme il n’y a pas de trop jeune âge pour être plongé dans une situation aberrante, pour souffrir, fuir, mourir. À force, le recueil prend un peu l’allure d’une nomenclature des horreurs qui peuvent être infligées aux enfants, même si certaines histoires connaissent une fin heureuse. Le meilleur exemple en est « Les nouveaux Aliens ». Quittant son Guatemala natal pour rejoindre ses parents à New York, Miguel, 15 ans, aura de la chance : « Il a maintenant un titre de séjour. Il apprend l’anglais et il joue au football dans sa nouvelle high school. »

Intertextualité

Miguel a franchi la frontière suivant la filière habituelle (passeur, voyage cauchemardesque sur un train appelé « La Bestia », détention dans un centre appelé « la glacière »…). Cette filière, Yance la décrit en détail, en citant abondamment, dans des notes de bas de page, l’auteure mexicaine Valeria Luiselli (Raconte-moi la fin, Paris, Éditions de l’Olivier, 2018). J’ai un bémol quant à la pertinence du procédé, qui m’est apparu d’une certaine facilité.

Un autre procédé, consistant celui-là en la superposition des voix narratives, confère de la complexité au recueil. C’est ainsi que pendant qu’un enfant soldat décline son histoire, l’expédition guerrière d’une bande de garçons et de filles est relatée au moyen d’un « on » indéfini (« La guerre n’a pas un visage d’enfant »). Et ironiquement, des mots similaires sont utilisés pour décrire à la fois les « restavek » (littéralement : « reste avec »), ces trop bien réels enfants haïtiens arrachés à leur famille pauvre pour servir d’esclaves à des familles riches, et les jeunes nantis accros à leur portable (nouvelle « Les petits esclaves »). Des références à diverses œuvres littéraires, dont Les Enfants de la Terre, la fameuse saga de Jean M. Auel, émaillent le recueil et lui ajoutent très certainement des couches de sens, tandis que l’Agnus Dei de Charles Gounod et la chanson Wuthering Heights de Kate Bush font figure de leitmotivs.

On peut donc dire qu’avec L’ère des enfants tristes, la dénonciation de l’insupportable se conjugue à une proposition esthétique et formelle élaborée.

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