Vivre : John Cisco et ses ombres

Publié le 17 mai 2016

ILLUSTRATION MALCOLMPar Malcolm Reid

Quand je marche sur la rue Saint-Jean, je cherche une façon de dire ce que cette rue a de spécial, de différent. J’ai vécu à Ottawa, à Madison, à Vancouver (dans un faubourg nommé Burnaby), à Montréal, à Sherbrooke, à Toronto: la ville de Québec hors les murs n’est comme aucune de ces villes.

Je parle de Québec hors les murs. Pourquoi ? Parce que le Quartier Latin, avec son Château, avec Champlain sur son piédestal, avec son consulat des États-Unis d’Amérique, est si souvent photographié et peint qu’il appartient aux autres plus qu’à moi. Je l’aime, comprenez-moi! Mais c’est malgré. (Vive la cafétéria de l’Hôtel-Dieu !)

John Cisco est un peintre qui a trouvé ce que je cherche. Il chante cet univers hors les murs dans ses peintures, et spécialement Saint-Jean-Baptiste. Il est mon ami; mais il est aussi un de mes héros, un de mes maîtres-en-paysage-urbain. Dimanche dernier, je lui ai demandé pourquoi il portait son attention sur son quartier et quelques-uns qui l’entourent, et jamais sur d’autres villes. « Je dirais que c’est parce que c’est le plus beau quartier en Amérique du Nord, à mes yeux.»

Cisco a trouvé une puissante manière de dire le spécial des quartiers populaires de Québec. Ce n’est pas en mots. Il le dit par les ombres des poubelles et des clôtures sur l’asphalte. Il le dit par les branches nues et noires des arbres avant que mai arrive. Il le dit par les toits zigzagués, par les taches de nuages dans le bleu en haut des toits, il le dit même par les fils téléphoniques, et par les humains qui sont présents dans ses tableaux, mais, ah!, discrètement.

Une jeune femme descend la rue Scott. Une autre est dans sa fenêtre du troisième étage. Un cycliste pédale par ci, un livreur marche par là.

Le grand absent dans ces rues c’est l’automobile, le camion. Et c’est ici que nous rencontrons le paradoxe de John Cisco.

PORTRAIT CISCO
autoportrait, John Cisco

JOHN CISCO est né à Decatur, dans l’Illinois, en 1951. Le quatrième d’une famille de neuf enfants. Son père travaillait pour la chaîne de magasins Sears-Roebuck. Puis la compagnie a envoyé monsieur Cisco à Racine, au Wisconsin, pour installer un magasin là. « Racine était en boom dans ce temps- là, dit-il. Moi et mon copain David, on regardait les nouvelles locomotives diesel arriver, et les vieilles locomotives à vapeur se faire amener à la scrap.

Quand je suis retourné dernièrement avec Lucille, on a vu une ville délabrée, ses industries en déclin. »

John était un petit Américain apparemment destiné à le rester. Quand il était prêt pour l’école, sa vie a pris un tournant canadien. Sears-Roebuck avait signé une entente avec Simpsons pour installer des magasins au Canada, et monsieur Cisco a été envoyé à Peterborough, en Ontario. Et c’est à Kingston, tout proche, que John a étudié en première année, en deuxième année, et en troisième année. « Ma mère, spécialement, a aimé ça au Canada. Elle aimait la royauté et elle aimait le rythme plus relaxe d’une ville comme Peterborough. Nous avions un chalet sur le lac Ontario. » Elle a eu quatre autres bébés dans ce nouveau pays, alors les enfants de la famille étaient plutôt Canadiens.

Mais la compagnie a rappelé le père de la famille à Racine !

« Un choc culturel pour moi. Nous avions des accents canadiens. Les gens étaient noirs, jaunes, bruns et blancs, une ambiance très différente de Peterborough. La guerre du Vietnam faisait rage, et le mouvement contre la guerre faisait rage aussi. Je grandissais, mes parents étaient conservateurs, moi pas. Au secondaire nous étions en plein dans la culture hippie. Moi et mon ami, on a été jusqu’à une foire voisine, et dans la section plantes d’intérieur, il y avait des cactus mexicains.  » Qu’est-ce que c’est ?  »…  » Ç’est du peyotl !  »… Nous sommes retournés à notre garage et nous l’avons tranché en morceaux. Bientôt nous flottions dans un rêve.

Moi et lui, nous étions dans une classe d’art à Washington Park High School, et une excellente enseignante en art nous formait. A cool lady. Elle nous amenait à l’Art Institute of Chicago et on voyait les tableaux de Max Ernst et de Willem de Kooning. J’ai aussi développé un amour pour Winslow Homer, spécialement sa peinture de la reddition des troupes sudistes, et pour un merveilleux peintre nommé Ryder, moins connu. Je peignais depuis l’âge de treize ou quinze ans, et je savais que c’était ce que je voulais faire. Pas de doute possible.

L’école finie, je suis retourné à notre chalet d’été au Canada, je m’y suis installé en hiver, j’y collais. La peur d’être drafté pour le Vietnam s’est levée de sur mes épaules. Je voyais ce que cette guerre faisait; un de nos amis noirs, bel homme et bon athlète, a servi au Vietnam, est sorti vivant, et un an plus tard, s’est suicidé. Seul dans le chalet, je peignais pour vrai, j’apprenais mon métier. Un ami francophile habitait un chalet à côté. Un jour il m’a dit : ‘’John, pourquoi qu’on n’irait pas à Québec ? ‘’  La vraie aventure de ma vie a commencé avec ce voyage.»

CISCO A DECOUVERT  son faubourg et a commencé à le peindre. (Il peint aussi des nus, natures mortes, portraits.) Fallait vivre. Il a été homme à tout faire dans le Petit Champlain, il s’est lié avec feu Richard Couture, militant anti- démolition d’édifices d’habitation, il a pris une année sabbatique en Pennsylvanie.  Fallait vivre, et c’est alors qu’il a eu l’idée de devenir camionneur. Un vieux routier offrait un cours, dans la région de Kingston, il s’est inscrit. Revenant à Québec, il a eu des contrats avec des transporteurs de marchandises entre le Québec et la côte est des États-Unis.

Et c’est ce qu’il fait à chaque semaine. Il part pour New York City (papier journal pour le journal chinois Sing-Tao, à Brooklyn), pour les villes autour de la New Jersey Turnpike, et finalement la ville de Wilmington, Delaware. Il livre toutes sortes de choses, souvent des bananes, par exemple. Il dort dans la cabine de sa remorque. Il écoute du rockabilly, du folk d’Afrique et de la chanson québécoise. Et il voit la vallée du Saint-Laurent et cinq états de la république de Barack Obama pendant trois intenses journées… Mais il est camionneur dans ces voyages, pas peintre. Il a même renoncé dernièrement à sa citoyenneté américaine, pour laquelle on lui chargeait une cotisation salée à chaque année! Après trois jours sur la route, il est de retour avec Lucille dans leur appartement près du terrain de jeux de l’école. Il sort ses peintures, ses pinceaux, son chevalet, il endosse ses jeans tachetés de rouge et de jaune.

ET JE PENSE que j’ai complété, là, mon invitation à découvrir cette œuvre et cet homme. Sauf pour le punch: notez bien qu’à Québec, Cisco se promène à pied ou à bicyclette, uniquement. Il n’a pas d’auto. Il ne veut pas d’auto, il peint rarement des autos. Il milite pour les transports en commun, avec un petit faible pour le tramway. « Lucille et moi, on prend nos vacances dans des coins qui ont des beaux tramways. »

On peut rejoindre John Cisco — ociscj@gmail.comautoportrait

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